La théorie marxiste et les origines de la Première Guerre mondiale

Alexander Anievas

La menace de la guerre a fait son retour dans le discours politique. Ceci en premier lieu à partir d’une assimilation entre la conjoncture des années 2020 et celle des années 1930, avec la Russie dictatoriale de Vladimir Poutine dans le rôle de l’Allemagne nazie d’Adolf Hitler. En réaction à cela, d’autres choisissent une interprétation plus classique des conflits inter-impérialistes et lient la présente situation à celle de la première guerre mondiale. Mais comment comprendre le conflit de 1914-1918 ? Contrairement à la focalisation marxiste traditionnelle qui pense la lutte de classe et l’impérialisme dans les limites d’un mode de production relativement homogène, ce texte propose une explication des origines de la guerre à travers la nature entremêlée des processus socio-historiques de formation de classe et d’État.

Initialement paru en français dans la revue Période reproduit avec l’aimable autorisation de la revue et partiellement édité pour correspondre aux besoins du groupe de Lecture. Ce texte sera discuté dans le cadre du week-end Guerre à la Guerre. 

 

Introduction [01]

Malgré l’influence de la Première Guerre mondiale sur la transformation de la pensée et de la pratique marxistes – notamment grâce à la masse de travaux sur l’impérialisme produits par Rosa Luxembourg, Lénine, Boukharine et d’autres – les penseurs marxistes (du moins dans le monde anglophone) n’ont prêté que peu d’attention à la théorisation des origines de la guerre. La plupart des analyses qui ont tenté de systématiser ce sujet sont restées dans la sphère des théories marxistes classiques de l’impérialisme [02] ou ont donné lieu à des travaux éclectiques, qui ont aussi peu de liens avec le néo-marxisme que le libéralisme [03]. La faiblesse des recherches sur les origines de la guerre a autant à voir avec l’héritage pesant de la théorie léniniste de l’impérialisme qu’avec l’orthodoxie imposée par cette théorie à la pensée marxiste. Quelles que soient les raisons de cette carence de travaux, il est grand temps de revoir la contribution de la pensée marxiste à l’analyse de la genèse de la Première Guerre mondiale. En effet, ainsi que nous l’avons expliqué, les théories marxistes classiques de l’impérialisme et, plus tard, les théories de « l’impérialisme social » – qui se sont concentrées sur les éléments pathogènes anachroniques de la société allemande – ont mis en lumière des processus significatifs et des éléments nécessaires à une théorisation des origines de la guerre. Cependant, du fait de faiblesses méthodologiques et théoriques, ces deux cadres d’analyse manquent de pertinence.
Ces questionnements théoriques nous mènent au cœur des débats historiographiques actuels sur les origines de la Première Guerre mondiale. Au sein de ces débats, les théories marxistes ont malheureusement été mises de côté. Deux perspectives s’opposent pour expliquer la Première Guerre mondiale : l’une consacre le primat de la politique étrangère (Primat des Aussenpolitik), l’autre celui de la politique intérieure (Primat der Innenpolitik) [04]. L’orientation globale du débat historiographique s’articule autour de ces questions de politique intérieure et de politique étrangère.
Alors que les chercheurs ont insisté sur la nécessité d’une approche qui intégrerait à la fois des facteurs de politique domestique (« à l’échelle de l’unité ») et de politique internationale (« à l’échelle du système ») pour proposer une explication plus convaincante de la guerre [05], peu d’analyses théoriques substantielles sont parvenues à cette synthèse [06]. Dans les faits, les tentatives d’intégrer ces deux niveaux d’analyse ont souvent abouti à une superposition d’éléments de politique intérieure et internationale, envisagés comme des variables indépendantes, à des niveaux d’analyse différents. Le problème de ces modèles théoriques est qu’ils envisagent les objets d’analyse (l’approche domestique et l’approche internationale) comme fondamentalement externes l’un à l’autre. La relation entre ces deux approches est alors dépouillée de tout fondement théorique, tout comme le processus socio-historique dont elles émergent. Ces approches restent analytiquement et ontologiquement distinctes : elles font l’objet de théories séparées et n’ont qu’un lien extérieur (voire contingent) l’une à l’autre, entretenant ainsi la disjonction fondamentale entre un mode d’explication géopolitique et un mode d’explication sociologique. Les recherches historiographiques récentes ont bien sûr continué de fournir une multitude d’analyses aussi utiles qu’innovantes de la guerre – notamment sur ses aspects culturels, idéologiques et linguistiques [07]. Cependant, le débat sur les origines de la guerre est resté prisonnier de ces dichotomies stériles, privilégiant soit des explications géopolitiques, soit des explications sociologiques. Comment s’en sortir ?
Dans cet article, nous nous proposons d’offrir une solution à ces querelles sans fin entre analyses sociologiques et analyses géopolitiques, relevant de la politique domestique ou de la politique internationale. Cette théorie s’inscrit dans le cadre d’une analyse marxiste classique. Pour ce faire, nous nous appuierons sur le concept de Trotsky de « développement inégal et combiné » qui envisage la dimension internationale de causalité comme interne au développement socio-historique lui-même. Ce concept permet d’intégrer de manière organique des déterminismes géopolitiques et sociologiques qui ne sont alors plus étrangers l’un à l’autre mais font l’objet d’une théorie unifiée du développement socio-historique et, par extension, des conflits et de la guerre.
Cet article s’articule autour de trois mouvements. Le premier s’attache à examiner et à critiquer deux des principales théories actuelles sur les origines de la Première Guerre mondiale, en s’appuyant sur la théorie marxiste classique de l’impérialisme, telle que formulée par Lénine et Boukharine. Ensuite, il s’agira d’esquisser un cadre d’analyse alternatif en s’appuyant sur le concept de développement inégal et combiné. Enfin, la troisième et la plus longue partie de cet article s’attache à développer une analyse empirique, fondée sur une théorie solide, des tendances à la fois structurelles et conjoncturelles qui ont mené à la guerre en 1914. La conclusion, quant à elle, se saisit plus généralement du défi posé par le concept de développement inégal et combiné par rapport aux prémisses théoriques qui fondent le matérialisme historique.

La théorisation des origines de la Première Guerre mondiale : état de l’art et critiques

Le Sonderweg de l’impérialisme allemand

En 1961, l’historien de la diplomatie allemande Fritz Fischer publie Griff nach der Weltmacht : die Kriegszielpolitik des Kaiserlichen Deutschland : 1914-1918 [08]. Cet ouvrage marque irrévocablement les débats sur les origines de la guerre. L’analyse de Fischer fait voler en éclat le consensus historiographique de l’époque, selon lequel les grandes puissances avaient inconsciemment « glissé vers la guerre », selon la célèbre formule de Lloyd George. Fischer s’appuie sur la masse d’archives disponibles (dont certaines étaient jusqu’alors inexploitées), pour faire porter la responsabilité de la guerre aux vieilles élites allemandes, qui auraient cherché à asseoir leur position face à des attaques venues à la fois de la droite et de la gauche [09]. Le conflit de 1914 est alors envisagé comme une «guerre préventive », que les élites dirigeantes allemandes ont consciemment lancé afin de lutter contre ce qu’elles perçoivent comme des périls domestiques (les sociaux-démocrates) et extérieurs (la menace grandissante de la puissance russe). Selon la thèse de Fischer – plus tard renommée « théorie de Fischer », les dirigeants allemands sont les principaux responsables de la guerre et leurs motivations sont nées de préoccupations socio-politiques internes. Fischer s’inscrit dans une analyse qui consacre le primat de la politique intérieure (Primat der Innepolitik). Son ouvrage inaugure l’un des débats historiographiques les plus brûlants du XXe siècle [10], qui structure toujours les discussions historiographiques et théoriques sur les origines de la Première Guerre mondiale [11].
L’analyse empirique de Fischer dans l’édition originale de Germany’s aims in the First World War (1964) se fonde sur une perspective théorique qu’il approfondit dans ses ouvrages suivants, en particulier The War of Illusions (1975) et From Kaiserreich to the Third Reich (1986). Ce dernier vise à démontrer qu’il existe une véritable continuité entre la politique étrangère allemande de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale. Selon Fischer, cette continuité vient de la voie particulière (Sonderweg) suivie par l’histoire sociopolitique allemande [12]. Ce concept de voie particulière allemande a été repris et affiné par de nombreux chercheurs, qu’ils soient libéraux ou néo-marxistes (parmi lesquels des étudiants de Fischer et des historiens de l’École de Bielefeld [13]). Il a pour but d’expliquer la fragilité des ordres donnés par les dirigeants allemands à la veille de la Première Guerre mondiale mais également par la suite : ces hésitations seraient le résultat des particularités de l’histoire socio-politique germano-prussienne tout au long du second XIXe siècle – en particulier la faillite ou l’inachèvement de la révolution bourgeoise, qui s’est montrée incapable d’ébranler les vieilles élites dirigeantes, une coalition antidémocratique de gros industriels et d’agriculteurs qui se sont associés sous le règne de Bismarck (« l’union du fer et du seigle »).
Ainsi, à l’aube du XXe siècle, la société allemande a connu les transformations économiques majeures caractéristiques des sociétés capitalistes développées. La « révolution d’en haut » de Bismarck, impulsée par l’État, a permis une industrialisation et une urbanisation intenses, qui ont abouti à une redéfinition des rapports capitalistes de propriété sous le Reich. Pourtant, les transformations politiques normalement associées à ces développements n’ont pas eu lieu : l’État germano-prussien ne s’est pas modernisé. Il est resté autoritaire, tandis que la société civile demeurait « sous-développée ». À l’époque, le Kaiserreich se distingue des autres sociétés européennes capitalistes par cette dichotomie entre une base économique très développée et une superstructure sociopolitique sous-développée, voire arriérée, ce qui favorise « le maintien de traditions pré-industrielles et pré-capitalistes [14] ». Ceci explique le caractère anti-démocratique, oppressif, militariste et autoritaire de cet État allemand « pré-moderne ». Il faut également noter « l’abdication politique » de la bourgeoisie allemande naissante [15] et sa subordination à la petite noblesse pré-industrielle à laquelle elle s’est alliée dans cette « union du fer et du seigle ». C’est cette même classe dirigeante – enferrée dans des idées et un système de valeurs pré-capitalistes – qui mène l’Allemagne à la guerre en 1914 et continue à dominer la vie politique allemande jusqu’à la défaite des Nazis en 1945 [16].
Vu sous l’angle de cette voie historique particulière, l’engagement de l’Allemagne sur la voie d’un impérialisme aux velléités expansionnistes et colonialistes est envisagé comme une forme particulièrement virulente « d’impérialisme social ». Dans la conception de Wehler, l’impérialisme social vise à défendre les structures traditionnelles de l’État germano-prussien, en protégeant le statu quo sociopolitique issu d’une industrialisation et d’une urbanisation effrénées, tout en entravant le développement des mouvements de parlementarisation et de démocratisation [17]. La classe dirigeante traditionnelle soutient fermement la doctrine de l’impérialisme social. Elle est aidée par une bourgeoisie « féodalisée » (c’est-à-dire assimilée par des forces agraro-féodales) pour éloigner la menace d’une réforme sociale susceptible d’ébranler ce statu quo [18]. Si l’on peut trouver une quelconque continuité dans l’histoire allemande de 1871 à 1945, c’est précisément dans cette « primauté de l’impérialisme social de Bismarck à Hitler [19] ».
Ainsi, l’impérialisme allemand a des origines profondément ataviques : il naît dans un État pré-moderne, caractérisé par la persistance en son sein de mentalités anachroniques et pré-capitalistes, aux valeurs féodales [20]. Les causes de la Première Guerre mondiale sont alors envisagées comme émanant de la modernisation imparfaite de l’Allemagne et de son échec à se transformer en une entité politique libérale et démocratique, c’est-à-dire une crise spécifique liée à la transition ratée de l’Allemagne vers la modernité capitaliste. La Première Guerre mondiale n’est donc pas foncièrement externe au capitalisme mais elle est conçue comme une aberration au sein de ce système.
Il existe de nombreuses recherches sur les difficultés méthodologiques et théoriques posées par l’idée de ce Sonderweg allemand [21]. Au lieu de les reprendre intégralement, nous nous concentrerons dans la suite de cet article sur les problèmes spécifiques que pose la théorisation des origines de la Première Guerre mondiale.
L’un des problèmes fondamentaux de la thèse du Sonderweg allemand est la comparaison statique qu’elle établit. Pour faire simple, pour considérer qu’il existe une « aberration », il faut d’abord reconnaître l’existence d’une norme par rapport à laquelle, par contraste, on peut faire des comparaisons. Les chemins vers la modernité empruntés par la Grande-Bretagne et la France sont souvent considérés comme la norme. Le modèle britannique est celui d’un développement économique « normal », le modèle français celui d’un développement politique « normal ». Ces deux modèles normatifs sont fondés sur le succès des révolutions bourgeoises dans ces deux pays, succès dont l’Allemagne ne peut manifestement pas se targuer.
On peut voir la situation sous un autre angle, occulté dans cette approche statique. Il s’agit alors d’intégrer les dynamiques spatio-temporelles du développement capitaliste dans une vision plus large et interactive du développement mondial. Si le développement de l’Allemagne diffère de ceux de la Grande-Bretagne et de la France, c’est précisément à cause de transitions antérieures. En effet, « dès que des avancées ont lieu dans différents pays effectuant leur transition vers le capitalisme, elles transforment irrévocablement les conditions et le caractère de processus analogues, sur le point de se produire ailleurs [22] », écrit Robert Brenner. L’ordre temporel des révolutions bourgeoises « entre ainsi dans la définition de leurs différences. Leur ordre est constitutif de leur structure [23] ».
Le modèle comparatiste que défend la thèse du Sonderweg fait l’impasse sur l’interrelation entre les dynamiques spatio-temporelles du développement capitaliste. À la place, ce modèle propose une vision figée du développement allemand, qui fait abstraction de l’existence de rythmes de développement différents à l’échelle de l’histoire mondiale. L’approche du Sonderweg subsume la trajectoire du développement allemand sous un modèle de développement unique et linéaire, d’inspiration libérale, au sein duquel l’expérience allemande est considérée comme une aberration. En préservant le mythe d’une histoire linéaire de la modernité, conforme à la philosophie des Lumières, les origines de la Première Guerre mondiale sont alors situées hors du développement historique mondial du capitalisme comme réalité vécue et concrète. La thèse d’un Sonderweg allemand, dont les déterminismes seraient des reliquats de l’ère pré-moderne, permet une différenciation qui absout le capitalisme de toute responsabilité dans l’éclatement de la guerre.
Les points mentionnés ci-dessus sont directement liés à une deuxième difficulté sur laquelle achoppe la thèse du Sonderweg. En effet, ces prémisses normatives associent la succession de la démocratie, de la modernisation et d’une politique étrangère progressiste d’une part, avec le capitalisme et l’ascension politique de la bourgeoisie d’autre part. Or, pour comprendre la complexité des relations entre la bourgeoisie allemande et le libéralisme, leurs intérêts et leurs actions doivent être remis en perspective dans le contexte de conflits internes et de pressions externes auxquels le corps social allemand dans son ensemble est confronté. Vues sous cet angle, les tendances autoritaires et expansionnistes de l’État allemand ne doivent pas être envisagées comme servant les intérêts spécifiques de la petite noblesse et d’autres élites politiques traditionnelles. Elles sont au contraire symptomatiques de stratégies mises en œuvre par les classes dirigeantes des États en fin d’industrialisation de manière plus générale. La différence majeure se situe alors dans la forme de ces politiques, et non dans les intérêts et les agents qu’elles représentent.
Au cours du XIXe siècle, les impératifs de compétition géopolitique forcent l’État allemand à s’industrialiser le plus vite possible. À cause du rythme effréné de cette industrialisation, les élites dirigeantes traditionnelles et la bourgeoisie émergente se trouvent confrontées à la menace croissante d’une radicalisation du mouvement ouvrier. La plupart des bürgerliche Parteien [24] non socialistes soutiennent alors – et accueillent souvent favorablement – la poussée de l’État en faveur de l’industrialisation et la « révolution venue d’en haut » menée par Bismarck. Pour repousser et museler le mécontentement populaire qui en découle, la bourgeoisie est contrainte de coopter certains paysans de la classe populaire ainsi que des forces de la petite bourgeoisie qui soutiennent – parfois de façon véhémente – les éléments anti-parlementaires ainsi que la politique étrangère expansionniste menée par l’État allemand. Pour preuve, l’instrument principal de la politique autoritariste allemande et le symbole de ce caractère résolument « pré-moderne » de l’État, l’odieux système des trois classes prussien, est conçu et en partie ratifié par une commission qui compte en son sein des figures libérales majeures [25].
L’idée d’une collusion entre la doctrine de l’impérialisme social et de l’expansionnisme allemand d’une part et les intérêts spécifiques des élites traditionnelles conservatrices d’autre part est donc par essence trompeuse. Contrairement à ce que dit Wehler qui voit l’impérialisme social et la pratique réformiste comme des stratégies concurrentes, celles-ci sont souvent considérées comme complémentaires. L’impérialisme social a une résonance plus large à travers le spectre politique. Il en existe à la fois des conceptions conservatrices et des conceptions réformistes. En matière de conception réformiste, on peut se référer à l’idée de Friedrich Naumann sur « la politique du pouvoir à l’étranger et la réforme sur le territoire national [26]». En appliquant le concept d’impérialisme social uniquement aux intérêts particuliers de l’élite conservatrice germano-prussienne, la thèse du Sonderweg fait abstraction de cette échelle plus large du débat. Cette thèse occulte donc le rôle crucial de la bourgeoisie allemande qui n’a pourtant eu de cesse de faire la promotion de l’impérialisme social [27]. Néanmoins, le point le plus problématique de cette thèse est qu’elle refuse de reconnaître la nature plus générale, voire structurelle, de la crise que traverse l’État allemand à l’époque. Si le problème fondamental était qu’il demeurait des vestiges d’un système féodal, alors un processus de modernisation plus profond, déracinant ces éléments pathogènes du corps socio-politique, aurait suffi. À l’inverse, si les sources des politiques étrangères expansionnistes du Kaiserreich (dont le caractère erratique, voire incohérent, est notable) étaient les symptômes d’une crise plus profonde, plus large, et systémique, alors ces « éléments pathogènes » auraient été plus difficiles à éradiquer.
La course effrénée à la guerre soutenue par les classes dirigeantes allemandes n’est pas la conséquence d’un manque de modernité de l’Allemagne, mais plutôt d’une pression trop forte, venue à la fois d’en bas et de l’extérieur. Cette course à la guerre naît du caractère explosif d’une industrialisation trop rapide, ainsi que des processus de naissance d’un État-nation. La rapidité de l’industrialisation allemande est due aux pressions concurrentes qui existent à l’échelle européenne entre des sociétés qui en sont à des stades de développement différents. Il faut donc resituer le développement de l’Allemagne dans la dynamique plus large de ce contexte international. Sitôt cette recontextualisation effectuée, on s’aperçoit que les soi-disant « particularités » du développement allemand sont loin d’être une aberration (ainsi que le prétend la thèse du Sonderweg), mais plutôt une trajectoire de développement, parmi l’éventail de modèles de développement inégal et combiné qui existent à l’échelle internationale.
L’existence de cette échelle internationale plus large, qui remet en perspective le développement allemand, mise en lien avec les origines de la Première Guerre mondiale, met le doigt sur l’une des faiblesses majeures de l’approche de Fischer. Même s’il insiste sur les différences socio-politiques substantielles qui existent entre l’Allemagne et d’autres grandes puissances – et il y en a certes beaucoup – le Sonderweg associe trop étroitement les origines de la guerre à un « mauvais développement » de l’Allemagne, dans une approche essentialisante. Ainsi que l’écrit Fritz Fischer : « Je conçois la Crise de juillet comme un développement spécifique de la position intellectuelle, politique et économique de l’Empire [allemand] en Europe [28]. » Même s’il semble indéniable que les dirigeants allemands ont joué un rôle dans l’éclatement de la guerre en juillet 1914, il faut néanmoins se concentrer sur les origines plus générales et systémiques de la guerre. Pour simplifier, les classes dirigeantes allemandes n’étaient pas les seules prêtes à prendre le risque de déclarer la guerre, en réponse à des crises domestiques et des pressions extérieures. Ce terrain plus large de rivalités systémiques entre empires est précisément ce que les analyses marxistes classiques cherchent à analyser, et sur lequel nous allons nous concentrer à présent.

La géopolitique du capitalisme monopoliste

En 1972, Roger Owen et Bob Sutcliffe notent que la théorie marxiste classique de l’impérialisme est l’une des « branches les plus solides » de la pensée marxiste, car elle est respectée à la fois par des marxistes et par des non-marxistes. « Quasiment tous les débats théoriques sur l’impérialisme reconnaissent l’importance fondatrice de la théorie marxiste. Même ses critiques les plus acharnés admettent que, contrairement à d’autres théories marxistes, la théorie de l’impérialisme donne matière à réflexion aux chercheurs, qu’ils soient marxistes ou non [29]. » Ce constat n’est hélas pas vrai dans les analyses historiographiques contemporaines des origines de la Première Guerre mondiale. S’il existe un consensus auquel les historiens sont parvenus, c’est que les théories marxistes n’ont pas apporté grand chose en matière d’éclairage des origines de la guerre [30]. Même parmi les historiens marxistes contemporains, la théorie de l’impérialisme a été ébranlée : nombre d’entre eux remettent en cause sa pertinence historique pour analyser les rivalités géopolitiques et les guerres (notamment dans l’histoire contemporaine) [31]. Pourtant, contrairement au modèle du Sonderweg de Fischer, la théorie marxiste classique reconnaît la dimension véritablement systémique et internationale des développements socio-économiques qui mènent à la Première Guerre mondiale et cherche à ancrer cet événement dans une théorie globale du développement capitaliste. Ainsi, elle éclaire des pans de l’histoire systématiquement laissés de côté par d’autres approches. La théorie marxiste classique, absente des récits historiques officiels, est un nécessaire point de départ à toute explication théorique convaincante des origines de la guerre. Cependant, les théories marxistes classiques comportent un certain nombre de faiblesses théoriques qui rendent fondamentalement problématique leur exploitation pour expliquer les origines de la guerre.
Avant de nous concentrer sur ces éléments problématiques, il nous faut reprendre les principales thèses de Lénine et Boukharine. On considère généralement les théories de l’impérialisme établies par Lénine et Boukharine comme une seule théorie unifiée de l’impérialisme. Selon cette théorie, les rivalités entre puissances impériales et les guerres sont les conséquences organiques du capitalisme qui s’impose comme un système mondial – en particulier au début du XXe siècle, lors de la transition d’un capitalisme concurrentiel à un capitalisme monopoliste. Cette transition consacre la naissance d’une forme d’impérialisme spécifiquement capitaliste. Dans la conception léniniste, approfondie plus tard par Boukharine, cette forme d’impérialisme propre au capitalisme naît au moment historique où les rivalités territoriales et militaires entre États sont subsumés sous une compétition généralisée entre « plusieurs capitaux » [32]. Le conflit géopolitique devient une forme spécifique de compétition entre puissances capitalistes : la guerre permet de poursuivre par d’autres moyens la compétition économique. Ce tournant monopoliste du développement capitaliste est vu à son tour comme le résultat de deux tendances majeures du capitalisme identifiées par Marx : la concentration accrue du capital et sa centralisation. Comme l’a démontré Rudolf Hilferding, ce tournant aboutit à la fusion des capitaux bancaires et industriels qui deviennent une fraction unique du « capital financier » [33].
Même si Lénine et Boukharine ne délaissent pas l’échelle nationale dans l’analyse des transformations engendrées par le développement de cette fraction du capital financier, ils conçoivent l’impérialisme comme « un système mondial, irréductible à ses seules unités nationales [34] ». Dans notre analyse, nous voulons nous opposer aux critiques de la théorie de Lénine, qui lui reprochent son caractère « réductionniste » – c’est-à-dire le fait que cette théorie réduit les systèmes à leurs seules unités et aboutit donc à une analyse à l’envers ou internaliste de l’impérialisme et des guerres [35]. Selon nous, la théorie de Lénine et Boukharine établit un système et ne s’attache pas uniquement aux éléments particuliers qui le composent. Pourtant, la nature systémique de cette théorie est problématique. En effet, dans le pamphlet de Lénine (qui, ne l’oublions pas, se voulait un « résumé populaire » des théories et des idées existantes), les liens de causalité entre ces déterminations mondiales systémiques manquent de clarté. Relations et médiations entre État et capital ne sont jamais clairement expliquées. Pour plus de rigueur, il faut se tourner vers l’ouvrage théorique de Boukharine, Impérialisme et économie mondiale, qui établit que, lorsque les économies nationales deviennent des « trusts capitalistes d’État », les relations entre État et capital sont fusionnées au sein d’une seule unité [36].
Cependant, cette théorie achoppe sur un certain nombre de problèmes. C’est précisément la fusion vers le haut de la politique internationale à l’échelle systémique mondiale, effectuée par Lénine et Boukharine, qui rend leurs travaux si problématiques. Trois difficultés en particulier naissent de cette théorie. Tout d’abord elle tient pour acquis – sans jamais expliquer pourquoi – qu’il existe une multiplicité de formes territoriales d’État-nations. La question des raisons pour lesquelles les relations entre puissances impériales prennent la forme de conflits militaires et territoriaux n’est donc pas résolue. Ainsi que le note David Harvey :

Pour traduire les intuitions marxistes dans un cadre géopolitique, Lénine introduit le concept de l’État, qui … demeure le concept fondamental par lequel s’exprime la notion de territorialité. Mais, dans le même mouvement, Lénine évacue des questions fondamentales : comment et pourquoi la circulation du capital et le déploiement de la force de travail prennent-elles une orientation nationale et non globale ? Pourquoi les intérêts des capitalistes et des travailleurs devraient-ils – voire même pourraient-ils – s’exprimer en tant qu’intérêts nationaux [37] ?

Cette « problématique de l’échelle internationale [38] », à laquelle doit répondre toute théorie marxiste des rivalités entre États et des guerres, demeure donc irrésolue : en d’autres termes, comment saisir théoriquement les différentes déterminations de causalité et les modèles de comportement qui émergent de la coexistence et de l’interaction entre les sociétés ? Peu importe que l’approche marxiste dont il est question conceptualise ou non les systèmes sociaux comme opérant principalement à l’échelle nationale ou mondiale – comme le montrent respectivement la thèse du Sonderweg et les théories marxistes classiques de l’impérialisme – le dilemme demeure. Lorsque l’on travaille à partir d’une conception d’une structure sociale spécifique (qu’il s’agisse de l’esclavage, du féodalisme ou du capitalisme), la théorisation des différentes situations géopolitiques prend la forme d’une reconstruction imaginaire de sociétés domestiques en général : une extrapolation à partir de catégories analytiques dérivées d’une société conçue comme singularité ontologique [39]. En opérant cette reconstruction, on fait disparaître un élément, pourrait-on dire, unique à toute structure multi-étatique : une superstructure « anarchique », irréductible aux types variables de sociétés qui la constituent. En ce sens, les théories marxistes classiques de l’impérialisme reproduisent les problèmes d’analyses internalistes – ou, plus précisément, elles travaillent sur la base d’une fausse « analogie domestique » [40].
Plus récemment, les chercheurs marxistes qui cherchaient à ressusciter les théories marxistes classiques de l’impérialisme pour mieux rendre compte de situations géopolitiques de façon non-réductive, ont tenté de reconceptualiser l’impérialisme comme la fusion historique de deux logiques de complémentarité géopolitique et économique, ou de logiques territoriale et capitaliste de pouvoir, vues comme analytiquement distinctes – et donc irréductibles l’une à l’autre [41]. Même si ces analyses évitent le problème de l’instrumentalisation ou du réductivisme économique, elles laissent l’échelle internationale de côté dans la mesure où leur conception du géopolitique demeure théoriquement extérieure à leurs théories du développement social. Même l’analyse théorique plus poussée d’Alex Callinicos, qui s’appuie sur une interprétation particulière de la méthode marxiste pour théoriser l’impérialisme comme la fusion de formes de compétition économique et géopolitique, est problématique. Chez Callinicos, la méthode de Marx est envisagée comme une concrétisation non-déductive : en passant de l’abstrait au concret, l’analyse nécessite d’introduire de nouveaux niveaux de détermination irréductibles à ceux qui les précèdent. Ainsi, l’échelle internationale est conceptualisée comme « un ensemble de déterminations » qui dépassent et surplombent l’ensemble des déterminations qui existent à l’échelle nationale. Cependant, un problème demeure dans le corps de cette méthode : il n’existe aucune théorie substantielle de l’échelle internationale comme forme historico-sociologique distincte et causalement conséquentielle.
En considérant que la géopolitique fait l’objet d’une logique distincte, irréductible à toute logique d’accumulation du capital et de conflit de classe, Callinicos évoque la nécessité d’un « moment de réalisme [42] » dans les analyses marxistes des relations internationales, dévoilant ainsi son jeu [43]. En effet, l’approche développée par Callinicos et Harvey, qui consiste à faire l’hypothèse de « deux logiques distinctes » plaque une conception proto-réaliste des systèmes d’États comme un champ par essence anarchique et propice aux conflits sur une théorie marxiste du développement capitaliste, de telle façon que la première conception demeure théoriquement intacte, réifiée et extérieure à la seconde [44]. Dans cette vision, le géopolitique garde un contenu et un statut non-sociologiques, qui n’ont pas ou peu d’effets sur la trajectoire et les formes de développement des sociétés individuelles, hormis celui de renforcer et d’imposer des rapports sociaux capitalistes et des logiques de développement à ces sociétés. Ceci peut expliquer pourquoi – malgré la reconnaissance empirique de toutes sortes de différences entre les États impérialistes et leurs « modèles d’expansionnisme » [45] – Callinicos (et Harvey) ne vont pas plus loin que les théories marxistes classiques de l’impérialisme dans la confrontation théorique au problème des différences interactives (à savoir les différentes façons dont la nature géopolitiquement interconnectée du développement social rend caduque la répétition d’événements historiques, produisant ainsi une pluralité de modèles de développement différents).
En ce sens, le second problème que pose la théorie de Lénine et Boukharine naît de la même source. En subsumant la dimension inter-sociétale du développement historique et de sa reproduction à l’échelle du système mondial, Lénine, et plus particulièrement Boukharine, tombent dans le piège de l’homogénéisation de l’unité : ils travaillent à partir de l’hypothèse que tous les États capitalistes sont par essence semblables [46]. Alors que Lénine reconnaît empiriquement les différences entre différents États impérialistes – en qualifiant par exemple l’expansionnisme française d’« impérialisme usuraire » – les caractéristiques fondamentales du capitalisme monopoliste qu’il identifie théoriquement comme les sources causales de l’impérialisme sont considérées comme opérantes dans tous les États capitalistes avancés : la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, les États-Unis etc. Pourtant ces caractéristiques ne s’appliquent qu’aux États capitalistes qui se sont développés le plus tard, en particulier l’Allemagne dont le cas offre matière à réflexion. Ces économies sont généralement caractérisées, comme le notent Lénine et Boukharine, par un haut niveau d’intégration économique vertical et horizontal (économies d’échelle), des marchés oligopolistiques (cartels et trusts), des combinaisons bancaire et industrielle à grande échelle (capital financier), des politiques commerciales protectionnistes et des combinaisons d’exportation et de formes d’industrialisation étatique. Pourtant, la tendance croissante à exporter du capital (par le commerce), dont Lénine et Boukharine font le postulat, est la caractéristique principale des pays qui se sont développés le plus tôt (la Grande-Bretagne et la France en particulier). Ainsi, les liens de causalité dont Lénine et Boukharine font l’hypothèse entre capital financier et expansionnisme territorial ne tiennent pas la route [47]. Si l’on prend l’exemple du développement allemand, vu à travers le prisme du paradigme du « capitalisme monopoliste » de Lénine et Boukharine, l’économie souffrait d’une pénurie de capital-monnaie, et non d’un surplus. Si l’on considère les éléments qui ont mené à la guerre en 1914, cette pénurie a en réalité limité les moyens économiques dont disposait le Wilhelmstraße pour convaincre la Russie de former une alliance politique contre la France [48].
Il faut noter l’importance de la thèse léniniste du « développement inégal » au sein de la théorie de l’impérialisme car elle est souvent associée à l’interprétation plus spécifique de Trotsky de l’inégalité. Même si le « développement inégal » des États-nations joue un rôle explicatif clé dans la vision léniniste, il est considéré comme la cause de la persistance de rivalités entre puissances impérialistes, qui dépasse toute harmonisation potentielle des intérêts capitalistes internationaux (c’est la thèse de « l’ultra-impérialisme » de Kautsky). La possibilité que le développement inégal et les interactions entre sociétés génèrent des États sociologiquement amalgamés quoique différents (c’est-à-dire des formes de « développement combiné ») qui conditionnent et entretiennent à leur tour les causes des rivalités entre puissances impérialistes, n’est jamais pris en compte dans la théorie léniniste.
Le problème de l’homogénéisation des unités (où les États impérialistes sont considérés comme fondamentalement identiques), que partagent les théories de Lénine et de Boukharine, posent un troisième problème dans l’explication des origines de la Première Guerre mondiale. Alors que les théories marxistes ont beaucoup à dire sur les causes structurelles et conjoncturelles de la guerre, elles sont peu efficaces dans l’explication de la conjoncture concrète des guerres [49]. Comme l’ont écrit James Joll and Gordon Martell, si la théorie marxiste de l’impérialisme était précise, « elle offrirait une explication plus complète de l’éclosion de la Première Guerre mondiale même si elle laissait ouverte la question de savoir pourquoi cette guerre particulière a éclaté à ce moment particulier dans le cadre de la crise montante du capitalisme. » Il faudrait toujours trouver une explication à la conjoncture de l’année 1914 « en termes de décisions spécifiques prises par des individus en particulier [50] ». Autrement dit, ce qui fait défaut aux théories marxistes classiques, c’est la capacité à proposer une analyse théorique des spécificités du contexte immédiat de la guerre, qui s’inscrit dans une temporalité spécifique mais non autonome. Ce problème vient en partie de l’idée de « similarité des unités » que nous avons déjà mentionnée, qui établit un « modèle d’expansionnisme » unique et des comportements en matière de politique étrangère qui seraient communs à tous les États impérialistes. Cet article apporte une réponse à ce problème.
En abordant ces thématiques d’une manière plus adaptée, la prochaine section offre une logique d’explication différente, nourrie de la théorie du développement inégal et combiné. Notamment, elle illustre comment la nature multilinéaire et interactive du développement socio-historique des différents pays a stimulé les sources causales de la rivalité géopolitique et de la guerre. Ce faisant, elle offre une explication théorique des origines de 1914, contextualisées au sein des grandes tendances de développement du long XIXe siècle (1789-1914) ; elle offre aussi une explication de l’articulation spécifique de ces origines durant la conjoncture immédiatement précédant la guerre.

Le développement inégal et combiné et les origines de la Première Guerre mondiale

Théorie : structure et conjoncture

Les sections précédentes ont examiné les principales difficultés théoriques minant les explications (néo)marxistes déjà avancées pour rendre compte de la Première Guerre mondiale. En ce qui les concerne, un défi en particulier – à savoir cerner la nature authentiquement systématique de la crise qui a mené à la guerre tout en tenant compte des différences sociopolitiques entre les acteurs décrits – s’est révélé le plus difficile à relever. À présent, nous nous trouvons devant la tâche, plus difficile encore, de formuler une autre théorisation, positive, des origines de la guerre et qui résout les difficultés évoquées. Or, comment la théorie du développement inégal et combiné peut-elle contribuer à cette entreprise [51] ? Pour répondre, nous devons d’abord détailler ce qui, au juste, exige une explication, afin de juger si cette perspective nouvelle représente un progrès au regard des approches déjà connues.
Une théorie satisfaisante des origines de la guerre doit remplir, a minima, trois critères. Elle demande : d’abord, une analyse des tendances dominantes de l’époque qui établissent et conditionnent les contextes internationaux et intérieurs poussant vers la guerre ; ensuite, un exposé de la manière dont ces tendances structurelles étaient liées à (et ont été canalisées par) différentes formations sociales dans la période précédant immédiatement l’éclatement de la guerre ; finalement, une élucidation des spécificités structurelles de la conjoncture belliqueuse, qui distingue celle-ci du contexte plus large de l’époque tout en l’y insérant à sa place. Autrement dit, il faut rendre raison de l’articulation précise d’une crise universelle – laquelle émerge elle-même des tendances structurelles générales de l’ère en question – avec les particularités de la conjoncture d’avant-guerre qui en font (soit la crise) une temporalité distincte, mais d’aucune façon autonome.
Le concept de développement inégal et combiné, retravaillé en théorie du conflit et de la guerre inter-étatiques, peut offrir une telle théorisation, en cernant et en expliquant les formes différentielles du développement (ainsi que de l’action étatique) qui émergent de l’extension (au travers des différentes nations et en fonction des déterminants conjugués des unes et des autres) du capitalisme industriel durant le long XIXe siècle. Il permet également une approche susceptible de prendre en compte l’interaction des facteurs structuraux et conjoncturels tout en écartant l’alternative scabreuse entre une causalité historique sous-spécifiée et un historicisme radicalement contingent : c’est-à-dire le fait, ou bien de subsumer le phénomène conjoncturel (en l’occurrence, la guerre) sous des lois sociologiques « abstraites » et sans médiation, ou bien d’en faire une temporalité hermétique constituée par des causes contingentes et ontologiquement isolées. De ces façons, ce concept permet de saisir les spécificités de la conjoncture (1912-1914) tout en les situant dans le contexte plus large des développements de l’époque. Quels sont les principaux aspects de la théorie du développement inégal et combiné ?
Sur le plan le plus général, la théorie du développement inégal et combiné identifie trois mécanismes socio-internationaux d’interaction sociale et de développement : la «cravache de la nécessité externe » (les pressions générées par la compétition inter-étatique), le « privilège de l’arriération historique » (l’occasion pour les États arriérés d’adopter tout d’un coup la technologie la plus avancée des États dominants dans le système international) et les « contradictions de l’amalgamation sociologique » (le caractère comprimé dans le temps de ces développements, qui prennent des formes inorganiques, spasmodiques, et déstabilisantes, et qui démontent des structures sociales traditionnelles). En nous plaçant à l’intersection de ces mécanismes, nous pouvons analyser les relations et les alliances entre les décideurs étatiques, les hommes politiques et des segments spécifiques de la classe capitaliste qui, les uns et les autres, ont cherché à canaliser ces pressions socio-internationales dans le sens de différentes stratégies concrètes conçues pour préserver leurs poids sociaux respectifs et répondre au contexte international plus large dans lequel ils étaient enchâssés.
À partir de ce cadre général, nous pouvons identifier [52], distincts mais imbriqués, trois vecteurs spatio-temporels d’inégalité [53], dont l’imbrication de plus en plus poussée a eu des conséquences de plus en plus importantes sur la nature et le cours de la géopolitique européenne pendant le long XIXe siècle, alimentant notamment les causes générales et immédiates de la guerre de 1914-1918. Ces trois vecteurs d’inégalité englobent (1) un plan « Ouest-Est » d’inégalité comprenant l’échelonnement spatio-temporel des industrialisations qui s’opèrent au travers de l’Europe et au-delà pendant la période 1789-1914 ; (2) un vecteur « transatlantique » représentant l’imbrication contradictoire des économies nord-américaines et européennes et les divers liens culturels-linguistiques, socio-économiques et politiques entre l’Empire britannique et ses premières colonies de peuplement ; (3) une constellation « Nord-Sud » associant et distinguant à la fois entre eux les empires multi-ethniques de l’Europe centrale-orientale jusqu’à ceux de l’Extrême-Orient pour en faire une dynamique d’interdépendance asymétrique avec les puissances capitalistes-industrielles. Pour chaque vecteur, on peut identifier des modalités spécifiques de développement interdépendant et co-constitutif – respectivement, les modalités variées d’industrialisation interconnectée ; l’émergence d’une sphère « anglo-saxonne » distincte ; l’aggravation des obstacles internationaux à la construction des États-nations modernes, qui a pour résultat des formes de développement partiellement « empêchés ». Cela confère à chaque vecteur une inflexion développementale qui lui est propre, permettant sa délimitation en tant qu’objet de théorisation et nous évitant de bêtement décrire une série arbitraire de manifestations de différences sociopolitiques.
L’accumulation de contradictions socio-économiques et (géo)politiques qui émerge de ces processus historiques pose les conditions qui ont poussé à la conflagration mondiale de juillet 1914. L’imbrication causale des constellations d’inégalité fut la résultante de l’expansion faramineuse du marché mondial et de l’extension des rapports capitalistes au cours du siècle précédent. « Si le développement capitaliste et de l’impérialisme est responsable » des causes de la guerre, alors celle-ci n’a pas tant résulté des visées sans bornes de l’accumulation du capital [54], comme le suggère pourtant Hobsbawm, mais se révèle plutôt être le résultat de la transformation par le capitalisme des conditions préexistantes d’inégalité, reconstituées sur des bases socio-économiques neuves, en des déterminations causales efficaces du développement géopolitique et social « combiné ». La structure anarchique héritée par la politique internationale – en fait un aspect de la nature interactive de tout développement socio-historique – représente donc à la fois la cause et l’effet de cette transformation capitaliste du processus de développement que nous allons justement examiner.
La montée du capitalisme industriel et ses conséquences « géo-sociales »

L’expansion du marché mondial et le concomitant processus d’industrialisation durant la période 1789-1914 a résulté en grande partie du développement britannique dans toutes ses dimensions mondiales-coloniales. Si les capitalistes britanniques ont pu développer l’échange et la production internationaux à un degré tellement inouï, c’était grâce à la prépondérance de la puissance militaire britannique, laquelle tirait avantage de la presque totale monopolisation de l’industrialisation exercée en sa faveur pendant presque un demi-siècle. Tels étaient les « privilèges de la priorité » dont a joui le premier développement du capitalisme britannique [55].
La prédominance inégalée qu’avait atteinte la Grande-Bretagne dès le début du XIXe siècle s’est avérée, néanmoins, relativement fugace. Car le corollaire direct de l’essaimage mondial par la Grande-Bretagne des rapports marchands, des valeurs marchandes et des investissements étrangers c’est que d’autres États ont pu s’acquérir les moyens d’industrialiser leurs propres économies d’une façon intensive et concentrée, donc bien plus rapide que pour le pourvoyeur premier. Les États retardataires n’ont pas eu à réinventer la roue dans leurs propres ruées vers l’industrialisation, et ont pu obtenir et retravailler les technologies et les formes d’organisation les plus avancées.
De là émerge l’axe « Ouest-Est » [56] de l’inégalité, correspondant au découpage classique par Gerschenkron des industrialisations capitalistes : Grande Bretagne (années 1790), France, (années 1830), Allemagne (années 1850), Russie (fin des années 1880), Japon (années 1890), et Italie (fin des années 1890). Cette série d’industrialisations, en prise les unes avec les autres sur le plan de la causalité, s’est caractérisée par un processus d’interaction à la « saute-mouton » (le « saut par-dessus les étapes » de Trotsky, appuyé par le « privilège de l’arriération historique ») poussé par la « cravache de la nécessité extérieure ». L’effet : une succession d’élaborations modulées de formes sociales « combinées ». Plus grande était la distance spatiale et temporelle traversée par rapport au foyer original du capitalisme industriel, plus s’accumulaient les différences sociopolitiques dans un « système ordonné de déviations plus ou moins considérables [57] ».
L’État prusso-allemand bénéficiait d’une position de premier plan au sein de cet échelonnement spatio-temporel des révolutions industrielles. Unique parmi les puissances européennes, il a fusionné, en un seul « stade » comprimé de développement, une industrialisation sauvage guidée par l’État, et la formation de l’État-nation. Coincé entre, d’un côté, à l’ouest, le créneau des industrialisées précoces telles que la Grande-Bretagne et la France, de l’autre, à l’est, les retardataires comme la Russie et le Japon, le développement allemand fut stimulé en plusieurs directions à la fois, par différentes nations-économies à la fois.
La position intermédiaire de l’industrialisation allemande a eu de très importantes conséquences géopolitiques et sociologiques sur le développement de l’État. Jusqu’à un certain point, on pourrait appuyer l’hypothèse de David Calleo voulant que « la géographie et l’histoire [aient] conspiré pour faire de la montée de l’Allemagne à la fois tardive, rapide, vulnérable et agressive [58] ». L’arrivée tardive du Kaiserreich dans l’écurie des grandes puissances a eu lieu après que les grandes puissances avaient déjà départagé le monde en colonies et en sphères d’influence informelles. État de fait qui a donné l’impression que l’expansionnisme allemand, toujours en butte aux parades géopolitiques, était singulièrement agressif. Or c’est ainsi qu’est né un déséquilibre persistant entre l’éclosion spectaculaire de l’économie allemande et un empire formel relativement modique, ce qui a engendré, dans l’opinion de ce pays, un sens larvé d’injustice et une sourde poursuite de reconnaissance du statut « réel » de l’Allemagne par les décideurs politiques et leurs bases sociales conservatrices, manifeste par exemple dans la Weltpolitik de Wilhelm. Pour ces raisons, l’expérience allemande représente un « cas classique de développement inégal et combiné [59] ».
À l’aube du XIXe siècle, un État prussien pré-capitaliste subit déjà de fortes pressions internationales (économique, idéologique et militaire) venues de la Grande-Bretagne industrialisée et de la France révolutionnaire. C’est ce qu’ont exemplifié la révolution de 1848-1849 et la quasi annihilation de la Prusse lors de la bataille de Iéna [60]. Par conséquent, la monarchie s’est lancée dans une série de réformes agraires, qui ont entériné des rapports sociaux capitalistes dans la campagne tout en renforçant la domination politique de la classe aristocratique des junkers. Par là, elle a laissé indemne le caractère essentiellement féodal-absolutiste de l’État prussien, mais en lui dotant d’une structure économique dynamiquement expansive. Ayant vaincu la France napoléonienne, la Prusse s’est vu accorder l’une des régions les plus développées sur le plan économique et les plus riches en minerais de l’Allemagne occidentale : la Rhénanie-Westphalie. Cette pièce rapportée a « fait totalement basculer l’axe historique [de l’]État prussien », celui-ci « s’étant incorporé le foyer naturel du capitalisme allemand [61] ». À partir de là, la classe des junkers s’est greffée sur les fécondes forces industrielles-capitalistes de l’Allemagne occidentale. En imitant et en empruntant des technologies conçues ailleurs, le pays a également bénéficié d’une accélération dramatique de l’industrialisation, accordée par le « privilège » du développement tardif, lui-même renforcé par et tendant à renforcer des formes de domination politique antilibérales et autoritaires [62].
Le « dualisme » socio-économique de l’État prussien-allemand s’est manifesté sur le plan politique dans le schisme entre la bourgeoisie libérale et les junkers conservateurs, notamment lors des conflits constitutionnels des années 1860. Pourtant, la tendance était déjà, en partie, à l’établissement des bases économiques facilitant leur rapprochement politique, lequel s’est réalisé dans l’amalgame contradictoire de l’industrie lourde et des intérêts junker dans un projet hégémonique unifié (le célèbre « mariage du fer et du seigle »). Ce qui a jeté les bases sociopolitiques définitives pour la « révolution par en haut » bismarckienne, laquelle fut conçue pour préserver l’ordre prussien conservateur-absolutiste tout en unifiant la nation allemande sous son hégémonie. « Si révolution il doit y avoir », déclarait Bismarck en 1866, « entreprenons-la plutôt que de l’encourir [63] ». Ce projet politique pour le développement combiné de l’Allemagne en est venu à dominer la politique et la société allemandes, quoique de façons de plus en plus porteuses de crise, jusqu’à la crise de juillet [64].
La constitution de Bismarck de 1871 faisait siens ces desseins conservateurs-autoritaires : elle préservait la monarchie tout en concentrant le pouvoir politique dans une chancellerie impériale fusionnant les bureaux du Premier ministre prussien et du ministère des Affaires étrangères. La stratégie de Bismarck, qui misait sur le soutien d’une campagne agraire massivement conservatrice pour contrer toute manifestation de réformisme libéral, cherchait à « renverser le parlementarisme… avec des moyens parlementaires [65] ». L’hybridation, réalisée par Bismarck, « du plus contemporain et du plus archaïque », a fait du deuxième Reich une sorte de monstre politique en Europe. Car malgré sa forme la plus apparente – celle d’une démocratie parlementaire radicalement progressiste que bien d’autres en Europe allaient imiter –, la structure gouvernementale fédérative a eu principalement pour effet de transférer au niveau régional bon nombre des anciennes fonctions absolutistes ; là, des autorités princières traditionnelles furent reconstituées sur de nouvelles bases. Parallèlement, l’empereur a maintenu la prérogative exclusive en matière de guerre extérieure (droit de déclarer la guerre, de faire la paix etc.) ainsi que le droit de déclarer la loi martiale en cas de troubles civils.
La souveraineté étatique en Allemagne fut donc, à l’intérieur du Reich, hiérarchisée, tronquée et partiellement fragmentée, ce qui met le holà à tous les raisonnements, marxistes classiques comme néoréalistes, voyant dans l’État allemand d’alors un État unitaire traditionnellement conçu (« state qua state »). Il faut plutôt y voir une forme de souveraineté quasi parcellaire, procédant de la fusion novatrice et contradictoire de fonctions libérales-démocratiques et autocratiques, de telle sorte que, « avec ses éléments disparates et hétéroclites ainsi que ses autorités conflictuelles », « le système politique du Deuxième Reich fut difficile à contrôler [66] ».
Les diverses contradictions de cet ordre politique allemand ne se sont pas fait attendre. Ainsi, une classe agraire conservatrice décimée mais de plus en plus radicale a émergé parallèlement à la montée foudroyante du mouvement ouvrier le plus grand, le mieux organisé et le plus politiquement puissant du monde [67].
L’avènement soudain du Parti social-démocrate (SPD) et du radicalisme ouvrier a tôt fait de représenter un vrai défi pour le statu quo interne, et a provoqué des réactions presque hystériques au sein de la classe dirigeante – une sorte de mentalité de siège idéologique. Lors des élections de décembre 1912, le SPD a gagné plus d’un tiers des voix et 110 sièges au Reichstag. Les conservateurs allemands étaient morts de peur. En conséquence, l’agitation impérialiste est devenue un moyen de plus en plus courant pour assurer l’unité des partis bourgeois et conservateurs contre la « menace socialiste ». Néanmoins, la reconstruction du Sammlung [cartel, NDLR] traditionnel était au point mort. En effet, entre 1912 et 1914, le bourbier politique était tel dans le Reich que « bon nombre d’Allemands ont commencé à voir dans la guerre un catalyseur possible de stabilité à l’intérieur ainsi qu’à l’étranger, avant qu’il ne soit trop tard [68] ».
Incontournables pour expliquer ce processus cumulatif de déstabilisation sociopolitique, ainsi que l’orientation Weltpolitik (plus agressive, plus expansionniste) de la politique étrangère allemande qui y correspond, ce sont les dislocations économiques sévères qui ont résulté de la longue dépression de 1873-1896. Il s’agit des conséquences de la chaîne d’industrialisations croisées qui ont unifié les économies alimentaires européenne et nord-américaine (le « vecteur transatlantique »), à une époque (entre 1860 et 1877) où les États européens continentaux abolissaient leurs tarifs douaniers protectionnistes [69]. La Dépression a marqué un tournant dans le processus de restructuration des règles de la reproduction étatique au sein de l’économie mondiale et du système des États, dans la mesure où elle s’est avérée un événement clé minant la fragile période « libre-échangiste » du développement capitaliste. La diversité des effets de la Dépression tient à l’inégalité globale du processus d’industrialisation capitaliste alors à l’œuvre en Europe et au-delà. Et, comme auparavant, l’État prussien-allemand a occupé un rang unique dans ce processus où le progrès apparent des uns servait d’aiguillon pour les autres. Car, puisque l’Allemagne fut le « plus libéral [en termes commerciaux] des grands pays européens continentaux » à l’aube de la Dépression, elle fut également le plus durement frappée [70].
La Dépression a déplacé les piliers de l’ordre bismarckien. Jusque-là, le libre-échange avait constitué le fondement de la coalition avec les libéraux, ouvrant des avenues pour l’industrie et le commerce, les deux en pleine expansion, et que les politiques laissez-faire de Bismarck avaient favorisés à l’intérieur. Tant que prévalait le libre-échange, l’Allemagne pouvait demeurer, selon un mot de Bismarck, une « puissance rassasiée ». Or, dès que les exportations de céréales russes et américaines ont commencé à menacer l’agriculture allemande, les junkers, traditionnellement favorables au libre-échange, ont viré au protectionnisme [71]. En réponse, les industriels allemands ont demandé l’expansion des marchés d’exportation protégés et des contrats avec l’État. La création d’une flotte moderne de grande envergure est venue satisfaire ces demandes, et a cimenté une alliance stratégique entre l’Amirauté allemande et les industriels lourds. Le virage, par le bloc dirigeant industriels-junkers, lors de la Dépression, vers un protectionnisme de cartel, s’est révélé particulièrement lourd de conséquences lorsque les hobereaux ont menacé d’opposer leur veto à l’expansionnisme naval si les partis bourgeois n’abrogeaient pas la réduction des tarifs douaniers de Caprivi [72]. Désormais donc, il existait un lien direct entre les factures navales de Tirpitz et l’aggravation du protectionnisme agricole ; l’expansionnisme allemand allait donc à l’affrontement direct [73] avec la Russie tout en agaçant de plus en plus les décideurs britanniques. Ce qui a remis du vent dans les voiles du bloc industriels lourds-junkers, quitte à déstabiliser le Parti national-libéral, de plus en plus divisé entre l’industrie légère orientée vers la sphère internationale, et l’industrie lourde conservatrice-protectionniste [74].
Là où les junkers se sont évertués à empêcher les importations de céréales russes bon marché, les industriels ont cherché à s’implanter dans le marché russe. Or, comme le souligne Gordon, il s’agissait là de « deux ambitions irréconciliables, et la seule façon pour le gouvernement allemand de les concilier était de remettre des louchées de plus en plus grosses de pression politique sur Saint-Pétersbourg [75] ». Ce qu’est venu exemplifier le traité commercial russo-allemand de 1904, caractérisé par des conditions très défavorables pour un régime tsariste provisoirement affaibli, et qui ont contribué à la réorientation expansionniste de la Russie vers les Balkans, poussée qui prenait le contre-pied justement des intérêts austro-hongrois et allemands.

La (géo)politique du développement combiné allemand : vers une « guerre préventive »

Pour en revenir aux aspects politiques spécifiques au développement combiné de l’Allemagne, l’un des effets majeurs de la constitution de 1871 fut la création d’un État fédéral faiblement centralisé, incapable de lever suffisamment d’impôts sur un Bundesstaat dominé par les junkers. Puisque les budgets impériaux devaient obtenir l’approbation du parlement, l’hégémonie junker et l’influence naissante du SPD dans le Reichstag signifiaient que toute hausse éventuelle des dépenses militaires se heurtait à l’opposition des deux côtés du spectre politique. C’est seulement en se concertant avec le SPD en 1913 que la fraction bourgeoise-libérale a pu faire passer une réforme de l’impôt ainsi qu’une hausse des dépenses militaires. Manœuvre qui a aggravé le schisme entre le gouvernement Bethamm Hollweg et les conservateurs, fragilisant davantage leur coalition politique déjà branlante, sans pour autant résoudre les problèmes structuraux graves menaçant alors les finances publiques allemandes [76].
Même si, à ce moment-là de l’histoire du Reich, le projet de loi militaire de 1913 représentait le plus grand accroissement d’effectifs et de dépenses militaires jamais vu, il n’allait guère aussi loin que l’augmentation de 33% des effectifs exigée par l’état-major. Étant entendu que la loi de 1913 a provoqué des mesures budgétaires analogues en d’autres pays européens (la plus inquiétante : le « Grand programme » russe), elle n’a fait qu’intensifier l’angoisse au sein de l’élite militaire concernant sa capacité à lever les fonds nécessaires pour de prochaines augmentations d’effectifs, d’où, en partie, l’appel par le général Motlke et d’autres à une « guerre préventive » [77].
En effet, l’incapacité chronique des politiques allemands de percevoir l’impôt, pourtant de plus en plus nécessaire au projet d’armement de plus en plus intensif du Reich, a constitué l’un des facteurs majeurs dans leur décision de risquer la guerre « plutôt tôt que tard ».
Ainsi, les fonctionnaires étatiques et militaires croyaient qu’en laissant passer quelques années de plus pour lancer une « guerre préventive » contre la Russie, l’Allemagne perdrait son avantage stratégique, étant donnée l’impasse politique persistante autour des impôts. Selon Ferguson, « la contrainte financière endogène plombant la capacité militaire allemande fut un – voire peut-être le – facteur clé des calculs de l’état-major allemand en 1914 [78]. Ces facteurs, conjugués aux résultats pitoyables de la droite politique aux élections de 1912, lesquelles ont vu ces partis réduits à quelques 72 sièges au parlement, ont créé, selon la formule de Geoff Eley, « les conditions pour une radicalisation extrêmement menaçante [79] ».
Prochain facteur dans la décision d’une « guerre préventive » : la contexture sociopolitique particulière de l’armée impériale. Garant principal du pouvoir aristocratique, l’armée prussienne faisait fonction de « dernier retranchement du statu quo », assurant la « double fonction » de protéger la monarchie contre ses ennemis intérieurs comme extérieurs [80]. Étant donné la position géographique de l’Allemagne – celle d’une force terrestre puissante au cœur de l’Europe continentale – on s’attendrait, suivant une logique « réaliste », à ce que la stratégie militaire s’y consacrât en priorité à renforcer l’armement et les effectifs des forces terrestres. Cependant, jusqu’aux lois sur les dépenses militaires de 1912-1913, c’est la stratégie inverse que l’on a poursuivie. En termes de pourcentage du produit intérieur brut (PIB), la période 1890-1912 a vu l’armement naval grossir à pas de géant, tandis que les dépenses liées à l’armée de terre ont à peu près stagné.
Et même, en additionnant toutes les dépenses militaires et en les rapportant au produit national brut, celles de l’Allemagne jusqu’en 1914 (c’est-à-dire : même après les lois sur les dépenses militaires) sont toujours restées inférieures à celles de la France et de la Russie [81]. Cela en dépit de la désignation, après 1908, de l’augmentation de la puissance russe comme danger plus qu’évident pour l’équilibre militaire européen tel que le concevait les dirigeants allemands militaires et civils. Dès lors, comment expliquer l’apparente impréparation militaire de l’Allemagne dans la perspective d’une guerre terrestre avec la Russie ?
Pour expliquer les anomalies de cadence et de priorité dans les efforts d’armement de l’Allemagne, il faut prendre en compte deux facteurs liés. Le premier concerne les intérêts économiques internationaux des capitalistes allemands, qui désiraient à des fins commerciales une marine plus grande, et patronnaient généralement l’orientation Weltpolitik de l’amiral Tirpitz. L’office du Reich à la Marine travaillait en étroite coopération avec des cercles influents du monde des affaires, partie prenante dans ces aspirations géopolitiques et économiques indissociables [82]. Toutefois, parallèlement, et en réponse à cette force montante de la bourgeoisie au sein de la structure allemande dans sa totalité, des sommités militaires ont cherché à maintenir la configuration aristocratique de l’armée prussienne [83]. De fait, la classe a constitué un deuxième facteur, né des spécificités du développement combiné de l’Allemagne, ayant déterminé pour partie sa stratégie militaire.
Craignant une contamination accrue venant des classes ouvrière et moyenne, de 1897 à 1912 le Ministère de la Guerre a rejeté à plusieurs reprises l’idée d’une quelconque augmentation des effectifs et des dépenses, et a laissé la marine prendre le haut du pavé. Pendant cette période, « c’est la direction de l’Armée elle-même qui a demandé l’arrêt de son expansion [84] ». Cependant, malgré ses efforts, la proportion de nobles au sein du corps d’officiers prussien est tombée de 65 à 30 % entre 1865 et 1914. Alors que les aristocrates demeuraient surreprésentés dans les plus hauts rangs de l’armée, dès 1913 70 % du Grand État-Major général se composait de personnes nées « roturiers » [85].
Dans le débat portant sur les lois militaires de 1912 et 1913, la nature étrangement moderne mais toutefois réactionnaire de l’élan aristocratique de l’armée s’est illustrée de façon frappante, avec la victoire de la position du général Heeringen contre la conscription universelle et d’autres changements institutionnels. De telles réformes, croyait-il savoir, auraient supprimé la « fonction permanente [de l’armée] en tant que garante de la stabilité politique ». Autrement dit, et pour citer la formule succincte du général Wandel : « Si vous continuez avec ces demandes d’armement, vous pousserez le peuple à la révolution [86]. » Parler de risque révolutionnaire, à l’époque en question, relève sans doute de l’exagération.
Ce sont donc les conflits et les menaces à la stabilité domestique en provenance de la droite – et non de la gauche, comme on l’expliqua souvent – qui furent les plus pressants et immédiats en 1914 [87]. Et si le déclenchement de la guerre en 1914 n’était pas directement un moyen d’éviter la révolution, la direction de l’armement général en Allemagne, joua tout du moins un rôle vital de médiation entre politiques nationale et étrangère [88]. Alors que la détérioration de l’environnement international après 1912 nécessitait une expansion substantielle de l’armée, les conservateurs craignaient que les risques d’« embourgeoisement » du corps des officiers ne viennent rompre le lien spécial entre armée et monarchie. « Tout cela souleva des doutes » au sein des cercles dirigeants, « quant à leur capacité à surpasser les problèmes militaires et stratégiques grandissants sans recourir très prochainement à la solution extrême d’une guerre majeure [89] ».
Après les élections de 1912 et la crise fiscale qui suivit, la société Allemande s’était transformée en une cocotte-minute sous pression. Les conséquences politiques qui découlaient de ces « contradictions de l’amalgamation sociologique » se manifestaient durement. Même si la décision immédiate de partir en guerre en 1914 ne fut pas directement prise pour éviter les différentes crises domestiques auxquelles le gouvernement allemand devait faire face, comme certains historiens l’interprètent encore [90], ce fut sans aucun doute un facteur décisif, mettant en place les conditions sous lesquelles les décideurs politiques allemands firent le choix de la guerre [91].
En somme, l’État allemand qui émerge de la constitution impériale bismarckienne de 1871, représente un mélange contradictoire d’institutions et de principes autocratiques et représentatifs – « Une combinaison de capitalisme et de barbarisme médiéval », comme Trosky l’appelle de manière caractéristique [92]. Ces relations socio-politiques expriment la trajectoire, pressurisée internationalement et temporellement condensée, de l’Empire vers la formation simultanée d’un État-nation moderne et industriel-capitaliste. Ainsi, le développement allemand « diverge » drastiquement des premières voies vers la modernité capitaliste empruntées par la Grande-Bretagne ou la France. Toutefois, le présumé Sonderweg du développement allemand ne peut être uniquement considéré comme « déviant » dans une perspective comparative statique, qui s’éloignerait de l’histoire interactive du développement capitaliste, dans sa variété spatio-temporelle, soumettant ainsi implicitement la trajectoire allemande à un «étapisme» unilinéaire [93]. Ainsi, l’expérience allemande (autoritaire, antilibérale et militariste) est conçue comme un anachronisme pathologique au sein de l’histoire capitaliste. Une telle approche ne démontre pas en quoi le séquençage des transitions capitalistes est central pour comprendre les différentes formes que prirent les révolutions « bourgeoises ».
Les particularités putatives du développement allemand doivent donc être conçues comme faisant partie des formes différentes et variées de développement inégal et combiné caractéristiques de la conjoncture internationale en elle-même. Les effets déstabilisateurs de la « modernisation » de l’Allemagne furent moins le résultat de son caractère incomplet ou arrêté, qu’une conséquence de sa sur-stimulation, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Il s’agit d’une « combinaison [intensifiée] des caractéristiques élémentaires d’un processus mondial », « un amalgame social combinant les conditions locales et générales du capitalisme [94] » trouvant ses origines dans le lieu spatio-temporel particulier du développement de l’Allemagne, au sein de la matrice interactive des industrialisations capitalistes.
Comme nous l’avons vu, la position spécifique de l’État allemand au sein du processus interactivement échelonné (c’est-à-dire inégal) d’industrialisation capitaliste qui se déploie en Europe durant tout le long XIXe siècle, eut un impact crucial sur les contradictions domestiques qui sous-tendaient la politique allemande, sur la forme d’expansion impériale qu’elle poursuivit et donc sur les origines de la Première Guerre mondiale. Les relations temps-espace de ce processus d’industrialisation affectèrent également de manière décisive les réalignements stratégiques et militaires comme en témoigne le rapprochement entre la France républicaine et la Russie autocratique. Que cette rivalité de longue durée se résolve sous la forme d’une alliance avec la Grande-Bretagne contre l’Allemagne était tout sauf impensable pour la plupart des contemporains [95]. Ici, le rôle exorbitant des financements étrangers dans l’industrialisation fiévreuse de la Russie est une illustration révélatrice de la relation étroite entre le séquençage des transitions vers le capitalisme et la formation d’alliances.
Comme d’autres ayant connu un développement tardif, la Russie a été privée des ressources massives nécessaires à une industrialisation intensive menée par l’État et centrée sur le réseau ferroviaire, d’une importance militaire cruciale. Au départ, les prêts allemands permettaient de satisfaire les demandes en argent de la Russie [96]. Mais alors que le développement propre de l’Allemagne s’enclenchait, les ressources domestiques deviennent plus limitées. Peu importe à quel point la Wilhemstrasse voulait renforçait sa diplomatie par des moyens financiers, la pénurie permanente de capital financier vient contrecarrer de tels efforts [97]. Ainsi, l’État russe et les administrateurs commerciaux regardent ailleurs. Heureusement pour les dirigeants français – qui cherchaient à ce moment là anxieusement un allié fiable pour contrer l’expansionnisme – les marchés financiers de Paris avait des « surplus » de capitaux à investir, car le taux d’épargne domestique de la France était plus élevé, conséquence significative de son industrialisation plus précoce et plus graduelle [98]. Peu importe les autres facteurs ayant contribué à la formation de l’alliance Franco-Russe, le séquençage interactif et échelonné de leurs industrialisations respectives est crucial [99].

L’effondrement des Empires et la montée des nationalismes : les origines « périphériques » de 1914

Les forces jumelles de la modernité – nationalisme et impérialisme – représentent deux revers d’un même processus inégal et combiné de développement capitaliste. À partir du début du XXe siècle, les inégalités structurées de l’économie mondiale émergeant d’un développement inégal entre les États sont une source de frictions majeures entre les grandes puissances, conditions génératives et point de ralliement des forces nationalistes bourgeoises bourgeonnant au sein des sociétés, et moyen à travers lequel les métropoles capitalistes développées purent renforcer – de manière individuelle ou à travers une compétition collaborative – leur domination sur la « périphérie ». La greffe des rapports capitalistes sur les structures sociales des pays « arriérés » et des puissances connaissant une industrialisation rapide entraîne la mise en place d’hybrides contradictoires de différents systèmes sociaux, libérant simultanément des tendances centrifuges et centripètes découplant les identités collectives de leurs contextes locaux et régionaux, et les reconstituant sur des fondations nationales. La dynamique d’entrelacement de l’impérialisme et du nationalisme révolutionnaire forme ainsi la base de la construction et de la reconstruction des empires, tout en mettant en place les conditions de leur future destruction. Deux cas de ce processus de désintégration des empires – l’Empire austro-hongrois et l’Empire ottoman – sont particulièrement intéressants, car leur déclin progressif met en place les conditions générales du conflit mondial de 1914.
Le vecteur « Nord-Sud » d’inégalité, comme Rosenberg le nomme [100], fait interagir les anciens empires multinationaux, dont le pouvoir relatif est progressivement remis en cause par le processus général d’industrialisation capitaliste, avec l’effervescence nationaliste. Alors que les formations multinationales de la Double Monarchie et de l’Empire Ottoman (comme d’ailleurs de la dynastie chinoise) étaient loin d’être stagnantes dans les décennies précédant la guerre, les disparités relatives entre ces États et les puissances d’Europe occidentale augmentaient drastiquement. Les effets de cette intersection des vecteurs Est-Ouest et Nord-Sud, se manifestent largement à travers une série de guerres, traités, révolutions et crises diplomatiques pendant la période qui suivit le début des guerres allemandes d’unification nationale et qui s’acheva avant la Première guerre des Balkans. Cette chaîne d’événements, causalement interconnectés configura – et reconfigura – les schémas des alliances militaires et stratégiques, protagonistes de la guerre de 1914. Elle fixa également la zone géographique d’où émergerait probablement n’importe quel autre futur conflit mondial.
L’émergence de la « Question orientale », depuis la fin du XVIIIe siècle constitue un élément particulièrement explosif au sein de la géopolitique européenne alors que les États capitalistes avancés se démenaient pour venir à bout de la myriade de conséquences du déclin de l’Empire Ottoman, rendu inévitable avec la guerre Russo-Turque de 1768-1774. Les dirigeants calculaient en effet que si un des empires venait à chuter, un vide géopolitique émergerait, générant des poussées impérialistes au cœur du territoire européen et des routes commerciales maritimes, stratégiquement vitales, de l’Est de la méditerranée. Le résultat en serait un réarrangement massif de la distribution du pouvoir, laissant l’Allemagne isolée sans son unique allié fiable (l’Autriche-Hongrie) et ouvrant la voie à une mise en place rapide du pouvoir Russe dans les Balkans et le détroit de Constantinople – deux aires longuement convoitées par le régime tsariste. C’était précisément une telle situation que les puissances européennes (particulièrement la Grande-Bretagne et l’Allemagne) souhaitaient éviter [101].
Le déclin artificiellement prolongé de la puissance ottomane, entrecoupé de périodes de renouveau interne, est intrinsèquement connecté au phénomène de l’expansion du marché mondial et à la croissance correspondante de la force militaire européenne. Durant tout le XIXe siècle, la « Sublime porte » cherche désespérément à réformer ses structures internes afin d’affronter la menace représentée par les puissances européennes cherchant à forcer l’ouverture des marchés Ottomans.
Incapable de rattraper et de dépasser les États industrialisés avancés, l’Empire ottoman souffre d’un « développement bloqué » partiel. Échappant à une colonisation formelle par les métropoles impérialistes, l’Empire déliquescent se fracture en une multitude d’aires semi-autonomes ou sous contrôle étranger, permettant aux puissances occidentales de siphonner des parties entières du territoire ottoman, tout en créant les conditions grâce auxquelles les « Jeunes Turcs » prirent le pouvoir en 1908. Les développements régionaux contrastés entre un capitalisme industriel économiquement dynamique émergeant au Nord Ouest de l’Europe (vecteur Est-Ouest) et les structures tributaires relativement stagnantes de la Porte (Nord-Sud), ne sont donc pas ainsi uniquement socialement et économiquement inégaux, mais également géopolitiquement « combinés » [102].
De plus, le développement ottoman combine sociologiquement différentes étapes au sein des structures antérieures de la Porte, car les interventions et les pressions des États capitalistes au Moyen-Orient entraînèrent la superposition des rapports sociaux capitalistes sur les structures tributaires de l’Empire [103]. L’aspiration des Jeunes Turcs de « transformer l’ennemi en tuteur » qui résulte de ce processus, alimente en retour les crises politiques internationales entraînant la Première Guerre mondiale, car « le nouveau régime d’Istanbul, épousant un nationalisme turc plus assuré, fut impliqué dans la guerre des Balkans, prélude direct d’août 1914 [104] ». Piégé au sein du large maelström des inégalités Est-méditerranéennes, l’Empire Ottoman, transformé par les répercussions géo-sociales de l’industrialisation capitaliste, en vient ainsi à impacter en retour le système international de manière significative.
Plus encore, le timing de la chute de l’Empire est lui-même lié aux changements du système international, en particulier la montée de la puissance allemande et le réajustement stratégique de la Grande Bretagne qui s’éloigne de l’Empire Ottoman, pour trouver dans la Russie un allié potentiel. Il s’agit donc d’une composante spécifiquement géopolitique du revers de fortune ottoman au tournant du XXe siècle, comme en témoigne le développement interconnecté du déclin du soutien britannique et de la montée de l’influence allemande sur l’Empire ottoman.
La place est désormais libre pour un découpage impérial des anciens territoires ottomans, mettant ainsi en place les coordonnées spatiales de « l’étincelle » de 1914. Afin de comprendre pleinement ces dynamiques transformant les Balkans en « poudrière » de l’Europe, il faut également prendre en compte les deux autres grands empires multinationaux actifs dans la région : l’Autriche-Hongrie et la Russie.

Création et destruction de la Double Monarchie

L’issue majeure de la guerre austro-prussienne fut l’Ausgleich (le compromis) de 1867 établissant la Double Monarchie d’Autriche-Hongrie. L’Ausgleich fut d’une importance décisive pour la future direction de la géopolitique européenne en Europe centrale et sud-orientale, en particulier car il institutionnalisa l’hégémonie magyare et prussienne au sein de la monarchie. Non seulement cela permit d’étayer des relations économiques et politiques plus fortes avec l’Allemagne, encourageant la Duplice de 1879, mais également de réajuster la politique balkanique de la monarchie. L’ascendance du pouvoir magyar était symbiotiquement conditionnée par le retrait progressif de l’Empire ottoman d’Europe, favorisant graduellement l’agressivité de la noblesse terrienne hongroise. Étendant ses possessions territoriales vers l’Est, l’importance économique de cette classe s’accroît ainsi en Europe centrale et orientale. Simultanément, alors qu’à l’étranger la monarchie des Habsbourg va de désastre en désastre, ses relations internes deviennent de plus en plus tendues. En conséquence, la monarchie est « attirée, logiquement et irrésistiblement vers son ennemi héréditaire » (l’aristocratie hongroise) qui devient désormais la seule classe capable de renforcer l’autorité de l’Empire. L’Ausgleich de 1867 formalise ainsi cette tendance à l’hégémonie magyare déplaçant « irrévocablement l’axe géopolitique et économique de la monarchie vers l’Est [105] ». À travers ces processus antécédents d’interaction, l’empire des Habsbourg nouvellement reconstitué subit un nouvel ensemble de pressions et d’influences, émergeant de l’approfondissement de ses interactions dans le développement inégal de la région des Balkans.
Le Congrès de Berlin de 1878 fut un événement diplomatique crucial, signalant la retraite décisive de la domination ottomane avec l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine. Bien que restant officiellement des possessions ottomanes, les provinces peuplées de croates, serbes et musulmans, sont désormais administrées par la Double Monarchie. Avec cette démarche, les Habsbourg internalisent de fait la poudrière des Balkans dans les propres fondations de leurs édifices socio-politiques « hétéroclites » [106]. L’incorporation de la Bosnie et de l’Herzégovine dans l’Autriche-Hongrie, son annexion 30 ans plus tard, et l’assassinat de l’archiduc à Sarajevo, bien que séparés par des décennies, sont inextricablement liés [107]. Une autre conséquence du déplacement à l’Est des Habsbourg est la conclusion de la Duplice de 1879, qui contribua indubitablement au rapprochement de la France et de la Russie. Conçue d’abord par Bismarck comme une stratégie défensive, l’Alliance se transforme avec le temps en un nouveau facteur de déstabilisation de l’ordre international [108].
L’exacerbation des tensions en Europe centrale et orientale fut une conséquence des particularités du développement combiné de la Monarchie. À la différence de l’Allemagne, les Habsbourg n’ont jamais achevé leur double transformation en un État moderne, pleinement capitaliste et nationalement unifié. Le dualisme politique de la nouvelle Monarchie fut accompagné par une remarquable asymétrie économique entre les parties autrichienne et hongroise. En effet, au début du XXe siècle, les disparités régionales économiques internes se sont en réalité accrues. Le développement de l’Empire glorifie les cités industrielles les plus modernes, comme Vienne, Prague et Budapest, et englobes les régions hautement industrialisées des territoires alpin et bohémien. Cela contraste fortement avec les immenses étendues de rapports économiques agraires « primitifs » et semi-féodaux dans les territoires de l’Est et du Sud-Est [109]. Se développant à l’intersection des vecteurs Est-Ouest et Nord-Sud d’inégalité, le développement austro-hongrois prend ainsi une forme unique hybride entre l’Ouest et l’Est. L’aristocratie magyare étant le principal obstacle à une solution étatique royale unifiée ou fédérale, l’Ausgleich échoue à résoudre le problème des nationalités. En revanche, augmenter le pouvoir de la « noblesse la plus combative et féodale d’Europe Centrale », ne fait qu’aggraver encore plus les relations de la Monarchie avec les slaves du sud et les roumains [110]. L’hégémonie magyare est ainsi le « fossoyeur de la monarchie » comme en témoigne la politique de magyarisation belliqueuse de la noblesse hongroise qui, selon R.W. Seton-Watson, « amena directement à la Première Guerre mondiale [111] ».
Peut-être plus que dans n’importe quel autre pays de l’avant-guerre, la politique étrangère de la Double Monarchie était une fonction du caractère intraitable de ces problèmes internes. Puisque l’influence magyare bloquait toute réforme visant à étouffer les mécontentements nationalistes, Vienne se convainquit que contrôler le « piémont » serbe était fondamental pour la survie de l’État. La monarchie devient donc « le seul pouvoir qui ne peut que jouer sa survie sur le pari militaire (de 1914), car sans cela son avenir est maudit [112]) ». En effet, les décideurs autrichiens ne sont que bien trop conscients du caractère ingérable des problèmes internes de l’Empire et du besoin de montrer une résolution décisive sur l’arène internationale sans quoi la légitimité de la monarchie serait encore plus remise en cause. C’est avec ces impératifs domestiques à l’esprit, ainsi qu’avec la menace géopolitique croissante représentée par la puissance russe, que les décideurs autrichiens sont aussi réceptifs aux appels de Conrad, Moltke, et bien d’autres, pour une « guerre préventive » le plus tôt possible durant la crise de Juillet. À cette époque, le dualisme constitutionnel établi par l’Ausgleich commence à peser sur la capacité de la Monarchie à se maintenir en tant que puissance militaire.
Comme la constitution de la Double monarchie stipule que le parlement doit voter la plupart des lois, la seule manière pour le gouvernement de court-circuiter l’assemblée était de légiférer par décret. L’armée de l’Empire devient une arène institutionnelle clé où se règlent les conflits factionnels, à travers lesquels la minorité magyare peut affirmer son indépendance de Vienne. Sous ces conditions, « l’armée fonctionne comme un baromètre des pressions séparatistes en général [113] ». Comme François Joseph ne voulait pas risquer de faire un mouvement pouvant être interprété comme un coup d’État par Vienne, les conflits domestiques « paralysent pratiquement » l’expansion de l’armée de la Monarchie jusqu’à ce que la Seconde Crise marocaine de 1911 vienne finalement galvaniser un réarmement rapide de la part du gouvernement. Mais il est déjà trop tard à ce moment-là. La balance militaire penche finalement de manière décisive contre la Double Alliance, à la faveur de l’Entente franco-russe – bien que les décideurs autrichiens et allemands pensent toujours qu’elle est de leur côté [114].

Entre Révolution et Guerre : l’impérialisme russe et l’équilibre des puissances européen

Les conflits « géo-sociaux » qui se forment à l’intersection triangulaire des différents développements des Empires chinois, russe et japonais augmentent fondamentalement l’axe de l’ordre européen. Cette « périphérie » en Asie-Pacifique du vecteur Nord-Sud constitue un facteur important, voire sous-estimé, perturbant le système international dans les années précédant immédiatement la guerre.
Ici encore, apparaît l’immense pertinence des facteurs « internes » (les bouleversements révolutionnaires de 1905-1907) qui ont des conséquences « externes » (géopolitiques). Adaptées à la perspective du développement inégal et combiné de la Russie, les relations entre les deux sphères – la sphère sociologique (domestique) et géopolitique (internationale) – prennent un nouveau sens. Plus que deux « niveaux d’analyse » conçus distinctement et interagissant l’un avec l’autre, il est préférable d’appréhender leur interconnexion comme un « tout » à théoriser. Ici nous retracerons uniquement une seule facette de cette image multidimensionnelle.
Sous la « cravache externe » du contact constant de la Russie avec les puissances occidentales plus avancées économiquement et militairement, l’État tsariste est contraint d’internaliser des technologies, des armes et des idéologies prêtes à l’emploi, venant « de l’Ouest » pour les adapter à ses propres structures sociales « moins développées ». Recueillant le « privilège de l’arriération », la Russie en vient ainsi à faire des bonds en avant dans son propre développement, « manquant une série d’étapes intermédiaires » créant « une combinaison particulière » de ce processus historique. Les flux de capitaux monétaires français qui irriguent le rail et l’industrie d’armement russes créent un « amalgame de formes archaïques et contemporaines » : « l’appareil d’État le plus colossal du monde, utilisant chaque exploit du progrès technologique moderne afin de retarder le processus historique de son propre pays [115]. » En effet, la perfusion de finance et d’armement européen fut un processus drastiquement contradictoire, renforçant simultanément le tsarisme tout en érodant ses fondations socio-économiques et politiques.
a formation sociale « combinée » russe se caractérise par la multitude des rapports capitalistes et des techniques de production les plus avancées, archipels isolés empêtrés dans une mer de rapports féodaux ; situation sociale et géopolitique potentiellement explosive : concentration de masse de technologies de pointes (particulièrement au sein de l’industrie militaire sous contrôle étatique) importées d’Europe de l’ouest, et une paysannerie prolétarisée croissant rapidement et radicalisée idéologiquement (« arrachée de sa charrue et jetée dans le four des usines ») existant aux côtés d’une monarchie absolutiste non réformée et d’une aristocratie terrienne dominante. Subissant des pressions externes, comprimée dans le temps, et manquant des étapes, le développement de la Russie n’était plus « graduel » et « organique » mais prenait la forme de terribles convulsions et de changement drastique… [116] ». Le résultat : la montée rapide d’un prolétariat avec une forte conscience de classe, se joignant avec une classe majoritairement paysanne, capable de déstabiliser temporairement et de renverser quasiment le pouvoir Tsariste au cours d’une crise domestique induite par la guerre. Ainsi sont les conditions sociologiques, géopolitiquement « surdéterminées », amenant à la guerre-révolution de 1904 – 1905 qui se répercuta en retour sur la structure du système international [117].
En effet, la défaite désastreuse de la Russie durant la guerre de 1904-1905 signale l’effondrement de son influence militaire, entraînant un « équilibre instable » dans l’armement terrestre européen de 1905 à 1908. L’impuissance du pouvoir tsariste après 1905 est reconnu au sein des cercles dirigeants de toutes les grandes puissances européennes. Cela se révèle le plus clairement à Vienne et à Berlin qui s’embarquent toutes deux dans une politiques plus agressive dans les Balkans. La faiblesse militaire de la Russie est, toutefois, rapidement suivie par un rétablissement extraordinairement rapide de ses capacités industrielles et militaires. Le réarmement de la Russie est catalysé par l’humiliation du régime face à l’intransigeance des Habsbourg durant la crise de l’annexion Bosnienne, elle même déclenchée par la rébellion des Jeunes Turcs de 1908. Cela marque un point de non retour dans les relations de l’Autriche-Hongrie avec la Serbie et la Russie. À la différence des précédentes agressions austro-hongroises dans les Balkans, cette fois-ci elle fut soutenue par les menaces de guerre de l’Allemagne. Ainsi, « l’équilibre instable » s’effondre rapidement, alors que l’accélération de la course aux armements ouvre une nouvelle phase de tensions au sein de l’Europe [118].
Les crises de la guerre-révolution de 1904-1907 sont également un facteur important dans l’évolution de la rivalité russo-allemande. Du côté Russe, la défaite militaire de 1905 marque la réorientation décisive vers l’Ouest de la politique étrangère. Les décideurs cherchent maintenant à éviter d’aggraver les antagonismes avec le Japon sur la Mandchourie et avec les intérêts traditionnels Britanniques en Perse, Afghanistan et Inde [119]. Le nouveau ministre des Affaires Étrangères, incliné vers le libéralisme, Aleksandre Izvolski, est déterminé à résoudre leurs querelles en extrême orient et en Asie intérieure. Cela amène à la conclusion de l’accord anglo-russe de 1907, reconnaissant leurs sphères d’influence respectives en Perse, et à un accord similaire avec le Japon en Juillet 1907 et 1910 qui fait de même avec le Pacifique. La politique étrangère russe se concentre désormais vers l’Ouest et sur les points de mire plus « traditionnels » de l’impérialisme tsariste : prendre le contrôle des détroits économiquement vitaux, et sécuriser son influence dans les Balkans [120]. Au début du XXe siècle, 37% de tous les exportations russes et plus de 90% de ses exportations de graines passent par le détroit de Constantinople. Avec la chute de l’Empire ottoman imminente, les décideurs politiques russes s’inquiètent de plus de plus de l’arrivée d’une puissance rivale qui viendrait dominer le détroit, contrôlant par la même « la trachée de l’économie Russe [121] ». Du côté Allemand, les dirigeants cherchent à exploiter l’opportunité d’une Russie momentanément affaiblie par la guerre et la révolution en poussant d’abord à l’adoption du traité commercial de juillet 1904, puis en mettant en avant ses revendications économiques en Afrique centrale déclenchant ainsi la première crise marocaine de 1905. Alors que cet événement avait été envisagé par les dirigeants allemands comme un moyen de briser l’Entente cordiale, il ne fait que renforcer l’alliance Franco-Russe tout en construisant le « premier pont entre l’entente Anglo-Française et la Russie [122] ».
Le nexus de relations entre ces trois événements – la guerre de 1904-1905, la Révolution russe de 1905-1907 et la Première Crise marocaine de 1905 – a eu de nombreux effets de longue durée sur la stratégie militaire allemande. D’abord, cela conduisit à l’élaboration par l’état-major du tristement célèbre plan Schlieffen, envisageant une guerre à deux fronts contre la France et la Russie, proposant la concentration des forces allemandes supérieures à l’ouest afin d’assommer d’abord les Français, avant de confronter la Russie à l’Est. Le plan était basé sur une estimation de la puissance militaire et industrielle de la Russie à cette époque, c’est-à-dire alors que cette dernière était dans une condition de faiblesse aigüe. Avec le rapide rétablissement des capacités militaires russes et l’achèvement des lignes ferroviaires occidentales, les jours du plan de Schlieffen sont comptés – plus particulièrement après le « Grand Programme » annoncé en 1913 [123].
Les stratèges allemands calculent alors que la « fenêtre d’opportunité » pour lancer une guerre à deux fronts se fermerait avant 1916-1917, mettant ainsi en place les coordonnées temporelles pour n’importe quelle « guerre préventive » future. Ainsi, les demandes au sein des cercles militaires allemands pour le lancement d’une « guerre préventive » avant que l’avantage stratégique allemand soit dépassé grandissent. De tels arguments font partie d’un consensus plus large qui se forme dans les cercles politiques de Berlin et Vienne depuis 1912 et selon lequel l’équilibre militaire leur serait bientôt défavorable. Le moment d’augmenter les armements dans le but de frapper rapidement approchait rapidement [124].
Le plan Schlieffen, solidement élaboré, était séduisant pour l’état-major et l’amène à demander une guerre avant que le cercle large de leurs ennemis ne puisse s’armer à temps pour la rendre obsolète. Malgré les espoirs répétés de l’état-major, le plan était déjà inopérable.
Depuis la Première Crise marocaine, une guerre à trois fronts était devenue de plus en plus probable, alors que la débâcle amenait les décideurs britanniques à se rapprocher encore plus du camp franco-russe, comme en témoigne la signature de l’accord Anglo-Russe de 1907. Même avant la provocation allemande de Tanger, les conditions avaient émergé pour une détente anglo-russe. Spécifiquement, la défaite russe de 1905 diminua les ambitions de Saint-Pétersbourg en Asie Centrale, amoindrissant la menace faite aux intérêts coloniaux britanniques dans la région. La guerre-révolution de 1904-1907 et ses imbroglios réduisirent également les craintes de Londres, produisant « la toile de fond nécessaire » à l’accord anglo-russe de 1907 [125]. Bien que la question d’une participation britannique dans une future guerre aux côtés de la France devienne dès lors une question prédominante dans les cercles dirigeants allemands, le plan Schlieffen – bien qu’ensuite modifié par Moltke – circonvient toute chance d’assurer la neutralité britannique, car il appelle à une première offensive contre la France par la Belgique [126]. De même, la Révolution russe de 1905-1907 a des effets socio-politiques internationaux cruciaux : se réverbérant en série à travers les axes « Est-Ouest » et « Nord-Sud », elle interagit causalement avec et hâte les dynamiques développementales structurellement analogues au sein des différents régimes affectés par les mêmes pressions internationales de développement capitaliste. De « toutes les éruptions dans la vaste zone séismique du globe » écrit Hobsbawn, la Révolution de 1905-1907 a « les plus grandes répercussions internationales » car elle « a presque certainement précipité les Révolutions perses et turques, elle a probablement accéléré celle de Chine, et, en poussant l’empereur autrichien à introduire le suffrage universel, elle transforma, et rendit même encore plus instable, le régime trouble de l’Empire des Habsbourg [127] ». Enfin, les répercussions de la Révolution russe alimentent une série de crises dans les Balkans, précédant immédiatement la crise diplomatique de Juillet-Août 1914.

D’Agadir à Sarajevo : Dans l’abysse conjoncturelle

À ce point de l’étude, le moment est venu où les structures profondes et les phénomènes de l’histoire-monde apparaissent reculer dans le bruit de fond du chaos frénétique et des détails impressionnants de la jonction diplomatique. C’est le domaine des « contingences radicales » où même le théoricien le plus avisé en histoire proclame le désordre structuré (« cock-up, foul up ») comme une raison principale de la Première guerre mondiale [128]. Toutefois, dans l’élan qui refuse toutes sortes d’explications mono-causales – voire la « grande théorie » dans son ensemble – les chercheurs renoncent à la tâche de théoriser le processus socio-historique en tant que totalité singulière dans toute sa richesse et complexité. La suite tente d’esquisser comment le cadre développé ci-dessus s’applique pour examiner l’enchaînement des événements menant à la crise de juillet. Ainsi, elle analyse la forme de la géopolitique telle qu’elle est apparue « à la surface de la société » dans « la conscience ordinaire » des acteurs prenants les décisions eux-mêmes [129].
Dans n’importe quelle étude de la jonction d’avant la guerre la Deuxième crise marocaine (de juin à novembre 1911) joue un rôle crucial. La crise signifie la césure décisive dans les relations internationales de la période d’avant la guerre. Quelles ont été ses causes directes ? Pourquoi n’a-t-elle pas conduit à une guerre mondiale en 1911 ? Et comment a-t-elle néanmoins déclenché l’enchaînement des événements menant à la Guerre mondiale en juillet 1914 ?
L’arrière-plan immédiat de la crise marocaine a été l’utilisation d’une révolte indigène par les colonialistes français comme prétexte pour une intervention militaire visant à étendre les intérêts économiques français en Afrique du nord. Ensuite, le Ministère des Affaires Étrangères allemand a cherché à obtenir un succès diplomatique contre la France en vue d’affaiblir les ennemis extérieurs de l’Allemagne tout en renforçant le bloc dominant chancelant contre le défi du SPD par rapport aux élections imminentes de 1912. À court terme, la manœuvre diplomatique a eu l’effet escompté. Le « Coup d’Agadir » a provoqué une mobilisation de soutien populaire domestique, en particulier dans l’establishment conservateur [130]. Toutefois, son échec ultérieur a rencontré une explosion de fureur nationaliste déstabilisant le bloc de l’industrie lourde et des Junkers. Au sein de la droite nationaliste-radicale cet épisode a renforcé les appels à lancer une guerre préventive comme moyen d’unité domestique – « la guerre comme la seule cure pour notre peuple [131] ». En effet, le général Moltke a partagé des sentiments similaires puisqu’il a considéré la crise marocaine comme une occasion favorable pour lancer sa « guerre préventive » chérie. Comme il l’a raconté à sa femme leReich 19 août 1911 : Si une fois de plus nous sortons de cette affaire la tête baissée, si nous n’arrivons pas à formuler des demandes énergétiques que nous serions prêts à imposer à l’aide de l’épée, alors je désespère pour le futur de l’Empire allemand [132].
En même temps, les intérêts économiques ont appelé toujours plus fortement à une action décisive dans la mesure où des factions significatives du capital ont perçu les matières premières et les futurs marchés potentiels des colonies africaines comme vitales à la santé de l’économie allemande [133]. Les gestionnaires de l’État allemand ont partagé cette identification de « l’intérêt national » avec les exigences perçues de l’économie industrielle en expansion de l’Empire. Or, à l’exception du ministre des Affaires étrangères Kiderlen-Wächter ils n’ont pas encore été prêts à risquer « l’étape ultime » (comme il l’a appelé) d’une guerre possible avec l’Angleterre autour du Maroc [134]. Pourquoi ?
Une grande partie de leur réticence tenait à leur peur que l’Allemagne manque encore l’armement naval nécessaire afin d’affronter de manière adéquate le défi britannique et en plus, que les « masses » ne soutiendraient pas encore la guerre.
La menace de l’intervention anglaise et la démission de l’alliance par l’Autriche-Hongrie ont été les sujets principaux. Pour la plupart des décideurs allemands s’assurer de la neutralité de l’Angleterre en cas de guerre sur le continent avait la plus grande importance.
Pendant la crise de juillet le chancelier Bethmann Hollweg a cherché de manière répétée à verrouiller une telle assurance. Tout en espérant que l’Angleterre puisse rester neutre Bethmann Hollweg – conscient que sa neutralité est improbable, comme d’autres décideurs allemands l’ont prédit depuis un moment – a pris le risque de provoquer une guerre européenne [135]. Le « risque calculé » du chancelier fut largement le résultat de sa croyance que la guerre européenne serait inévitable tôt ou tard et que les chances de l’Allemagne de remporter une victoire militaire décisive baisseraient en continu avec chaque année passée, étant donné la résurgence incroyable de la puissance russe depuis 1911 et particulièrement après le « Grand Programme » de 1913 [136]. Comme Bethmann Hollweg a alerté le 7 juillet 1914 : « le futur appartient à la Russie qui se renforce et pèse sur nous comme un cauchemar toujours plus lourd [137]. »
L’étincelle déclenchant la guerre devait nécessairement toucher aux intérêts vitaux de la Double Monarchie comme l’a illustré le refus du Premier ministre autrichien Aehrenthal de partir en guerre au nom des revendications coloniales allemandes. Bethmann Hollweg en était déjà conscient, donc si et quand la guerre arrive il espérait qu’elle se tourne contre les austro-hongrois, de sorte à ce qu’ils ne puissent pas choisir de respecter ou non les obligations relevant de leur alliance [138]. Ce point est particulièrement significatif. Il révèle la spécificité de « l’étincelle » de 1914 qui implique les intérêts austro-hongrois dans les Balkans. Ce ne fut pas n’importe quel incident qui pouvait provoquer une guerre mondiale généralisée, mais seulement un événement impliquant directement les intérêts austro-hongrois – autrement dit un enjeu en lien avec la « question de l’Est » qui parallèlement implique la Russie. Le déclenchement de la Crise de Sarajevo environ deux ans plus tard a ainsi offert l’occasion parfaite de commencer une guerre dans la mesure où elle remplit à la fois les conditions temporaires (la fenêtre d’opportunité de 1912-1916/17) et spatiales (les Balkans) pour lancer ce qui a été perçu par les décideurs autrichiens et allemands comme une frappe à succès probable contre les puissances de l’Entente, avant que l’équilibre des puissances se dégrade de manière décisive.
La deuxième crise marocaine a également été importante en ce qui concerne les effets de la course aux armements qui montait en flèche. La crise a créé l’occasion idéale pour Tirpitz d’introduire une nouvelle loi navale ainsi que de nouvelles demandes de la part de l’armée pour l’augmentation de sa taille et de son financement. À cause des tensions sévères que le budget de l’armée infligeait aux finances du Reich, la hausse des dépenses militaires allemandes reste relativement modeste mais tout de même fiscalement nuisible et à cela s’ajoute la planification de la construction de trois nouveaux cuirassés. Or, à partir de la perspective de Tirpitz la nouveauté la plus importante est le déplacement de la date de préparation au combat de la flotte par le Reichstag [139].
En 1913 la Russie a fait la révélation cruciale de son « Grand Programme » visant à transformer le pays en une « grande puissance » militaire plus importante que l’Allemagne en moins de quatre ans. Déjà au soi-disant « Conseil de guerre » du 8 décembre 1912, suite à l’engagement britannique de soutenir la France et la Russie dans une possible guerre dans les Balkans, « Moltke a voulu lancer une attaque immédiate » puisque désormais il considérait la guerre inévitable et « le plus tôt sera le mieux [140] ». L’empereur et le général Müller ont soutenu cette injonction pour la guerre immédiate. De l’autre côté Tirpitz affirme que la flotte n’as pas été prête et la reconstruction du canal de Kiel n’a pas encore été terminée. Par conséquent, il a défendu de reporter la guerre de 18 mois.
Bien que des appels à préparer le public à une éventuelle guerre au moyen d’une campagne de propagande aient été formulés peu de mesures concrètes ont été prises. La signification principale du meeting de décembre 1912 réside au contraire dans sa « preuve [convaincante] qu’au moins à ce moment, les leaders allemands ont anticipé la guerre dans un futur proche et ont été relativement prêts à la risquer le moment venu, même s’ils n’ont pas planifié une guerre particulière pour un moment particulier [141] ». La position du « le plus tôt sera le mieux » de Moltke en faveur d’une guerre préventive contre la Russie a été sensiblement renforcée par le Grand Programme. La réalisation des chemins de fer stratégiques de la Russie a permis à l’armée tsariste une mobilisation rapide certaine vers la frontière est de l’Allemagne, minant ainsi le fondement du plan Moltke-Schlieffen. Autrement dit, l’heure de la « guerre préventive » est arrivée et la crise de Sarajevo de juillet-août 1914 fournira l’occasion de la déclencher.
Comment ces événements pendant la conjoncture de l’immédiat avant-guerre s’articulent-ils à l’analyse précédente basée sur la théorie du développement inégal et combiné ? Pour retracer juste un fil rouge de cette image interconnectée : comme nous l’avons vu, l’expansionnisme ouest-européen et russe a poussé à la désintégration de la domination ottomane dans les Balkans. La révolte des Jeunes Turcs de 1908 y répond et favorise en retour les conditions menant à la crise d’annexion de la Bosnie de 1908-1909 et la deuxième Crise marocaine de 1911. La première a irrévocablement endommagé les relations austro-serbes pendant que les décideurs russes sont devenus plus que jamais déterminés dans leur résolution d’éviter les coûts domestiques et internationaux d’une autre humiliation géopolitique – un héritage majeur de la guerre russo-japonaise qui a réorienté la stratégie russe en priorité vers l’Ouest. La deuxième crise marocaine – largement le produit de la détérioration domestique et internationale de l’Allemagne, la poussant de manière accrue vers des actes de surenchère diplomatique – a ensuite conduit à l’occupation italienne de Tripoli, aggravant le déclin précipité de l’Empire ottoman et détériorant le « dilemme de sécurité » interne et externe de l’Empire austro-hongrois en déclenchant les deux guerres des Balkans. Un autre effet de la crise marocaine fut l’accélération dramatique de la course aux armements européenne qui s’est transformée en une spirale classique d’action-réaction puisque le réarmement allemand a provoqué le « Grand Programme » de la Russie, qui a crée la perception répandue chez les décideurs allemands que le risque d’une « guerre préventive » doit être pris plutôt tôt que tard. La concentration d’événements produisant cette « fenêtre d’opportunité » stratégique à exploiter par les décideurs allemands et autrichiens a ainsi été le résultat de la nature entremêlée des processus socio-historiques examinés ci-dessus. C’est-à-dire que l’inégalité spatio-temporelle du développement européen et les formes de combinaisons sociologiques émergeant par conséquent au cours du long XIXe siècle ont été réfractées par la conjoncture d’avant-guerre immédiate. Les conséquences « géo-sociales » qui en résultent ont alors facilité les conditions du déclenchement de la crise de juillet et finalement de la guerre. La conception de la causalité est ici nécessairement « multi-perspective » ou « décentrée » – elle saisit « l’interaction synergique » des chaînes causales tout en conceptualisant les liens précis connectant chaque chaîne au long de ses sites différentiés au sein d’une seule et théorisable (inégale et combinée) logique de processus développementale.

Conclusion : Marxisme et politique internationale

L’analyse précédente a cherché à fournir un chemin théorique pour sortir de la séparation persistante des modes d’analyse sociologique et géopolitique qui envahit continuellement les explications théoriques des origines de 1914. En faisant ainsi, elle s’est inspirée du concept du développement inégal et combiné de Trotsky, retravaillé en théorie du conflit et de la guerre inter-étatiques qui fusionne théoriquement ces deux modes d’analyses. Cela exige en revanche de repenser les prémisses théoriques fondamentales du matérialisme historique dans la mesure où notre analyse intègre une dimension « internationale » distincte du développement et de la reproduction sociale dans ses « abstractions générales » principales. Cela peut être considéré comme représentant, dans des termes lakatosiens, un « déplacement de problème progressif » au sein d’un programme de recherche historico-matérialiste, introduisant et ensuite étirant une théorie auxiliaire compatible avec les prémisses de base de ce programme [142]. Au lieu de protéger ces prémisses de base en limitant sa portée explicative (« interdire le monstre ») ou en identifiant des anomalies comme exceptions ou pathologies, la théorie du développement inégal et combiné vise à amplifier la puissance explicative du programme de recherche initial [143]. Ainsi, plutôt que de replacer la focalisation traditionnelle du matérialisme historique sur la lutte des classes et les modes de production la théorie du développement inégal et combiné dirige notre attention vers les manières multiples à travers lesquelles les processus de formation à la fois de classe et d’État sont inextricablement liés aux développements sur les plans international et domestique. Ainsi, elle offre une théorie synthétisée du développement et de la reproduction sociale qui dépasse la « division éternelle » problématique entre les théories sociologiques et géopolitiques. Cela fournit ensuite le type d’analyse « décentrée » de la Première Guerre mondiale requis par des interprétations historiographiques plus récentes sans glisser dans les difficultés de la multi-causalité selon laquelle les différents facteurs déterminants sont conçus comme interconnectés d’une manière totalement extérieure. Ces points sont particulièrement pertinents pour toute explication théorique de 1914 dans la mesure où les facteurs domestiques et internationaux, sociologiques et géopolitiques sont causalement entremêlés dans la production d’une conjoncture typiquement « surdéterminée », qui est seulement partiellement éclairée par des cadres théoriques privilégiant une seule dimension de cette réalité sociale.

Texte traduit de l’anglais par Riley Ludwig-Bloomer, Benjamin Birnbaum, Louise Ganon et Claire-Lucie Polès. Paru originellement dans Cataclysm 1914. The First World War and the Making of Modern World Politics, avec l’aimable autorisation de l’auteur de l’article et coordinateur du livre.

 

Notes

 [01] Cet article s’appuie et développe (de façon empirique) des thèses avancées par Anievas en 2013. Je remercie Josef Ansorge pour ses commentaires lors de la rédaction de cet article. L’avertissement habituel s’applique. ⤴️

[02] Voir par exemple Hobsbawn 1987 et Callinicos 2009. ⤴️

[03] Voir en particulier les travaux associés à la théorie du Sonderweg (la « voie particulière ») et les théories de l’Ancien Régime, qui sont toutes deux soumises à des itérations libérales de la « théorie de la paix démocratique ». Voir respectivement Wehler 1985 et Halperin 2004 et Mayer 1981. ⤴️

[04] Pour des travaux plus récents sur ces débats historiographiques, voir Mombauer 2002, Hamilton et Herwig 2003, Joll et Martell 2007, Mulligan 2010. ⤴️

[05] Blackbourn 2003, p.335. ⤴️

[06] Le travail qui se rapproche le plus d’une telle approche synthétique est celui de Gordon 1975. ⤴️

[07] Pour une vision globale de ces études récentes, en particulier sur l’histoire allemande, voir les contributions d’Eley et Baranowski à ce volume. ⤴️

[08] Grab for World Power : The War Aims of Imperial Germany 1914-1918, publié en anglais sous le nom moins polémique Germany’s aims in the First World War. Fischer 1967. ⤴️

[09] Voir en particulier Fischer 1975. ⤴️

[10] Mombauer 2013a, p.231. ⤴️

[11] Outre la contribution de Geoff Eley à ce volume, voir le symposium dans le Journal of Contemporary History (2013) consacré à la « controverse de Fischer ».  ⤴️

[12] Fischer 1986. ⤴️

[13] Voir en particulier Geiss 1976 ; Kocka 1999 ; Wehler 1985. ⤴️

[14] Wehler 1972, p. 77. ⤴️

[15] Wehler 1972, p. 77. ⤴️

[16] Fischer 1986 ; Wehler, 1985. ⤴️

[17] Wehler 1970b, p. 153. ⤴️

[18] Fischer 1986, p. 40 ; Wehler 1985, pp. 173-4. ⤴️

[19] Wehler 1972, p. 88. ⤴️

[20] Gessner 1977 ; Berghahn 1993, p. 54. ⤴️

[21] Voir en particulier Blackbourn et Eley 1984 ; Evans 1985.  ⤴️

[22] Brenner 1985, p. 322. ⤴️

[23] Anderson 1992, p. 116. ⤴️

[24] « partis bourgeois » ⤴️

[25] Blackbourn et Eley 1984, pp. 19-20. ⤴️

[26] Eley 1986, p. 161. ⤴️

[27] Voir, par exemple, Berghahn 1993. ⤴️

[28] Fischer 1984, p. 183. ⤴️

[29] Owen et Sutcliffe 1972, p. 312. ⤴️

[30] Voir, par exemple, Gordon 1974, p. 206 ; McDonough 1997, pp. 36-37 ; Strachan 2001, p. 100 ; Hamilton et Herwig 2003 ; cf. Joll et Martel 2007. ⤴️

[31] Voir, entre autres, Gindin et Panitch 2004, Halperin 2004, Teschke et Lacher 2007. ⤴️

[32] Callinicos 2007. ⤴️

[33] Hilferding [1908] 2006. ⤴️

[34] Voir en particulier Lénine, 1960, Volume 2, p. 272 ; Boukharine 1973, pp. 17-18. ⤴️

[35] Cette remarque a notamment été formulée par Waltz, 1979 et acceptée par la théorie conventionnelle des relations internationales. Le même reproche formulé à l’égard de la théorie de Lénine – et, par défaut, de Boukharine – qui aurait irréversiblement un caractère « économiste » ou réductionniste économiquement, n’est pas valable. (voir Anievas 2014, Chapitre 1) ⤴️

[36] Boukharine 1973, Chapitre 11.  ⤴️

[37] Harvey 2001, p. 326. ⤴️

[38] Rosenberg 2000. ⤴️

[39] Sur cette question de la conception des sociétés comme « singularités ontologiques », voir Rosenberg 2006. ⤴️

[40] Bull 1966. ⤴️

[41] Voir respectivement Callinicos 2009 et Harvey 2003. ⤴️

[42] « Réalisme » fait référence ici aux théories réalistes des relations internationales et non aux philosophies réalistes de la science. ⤴️

[43] Callinicos 2007, p. 542. ⤴️

[44] Pour une excellente critique voir Pozo-Martin 2007. ⤴️

[45] Arrighi 1978. ⤴️

[46] Cette problématique de « l’homogénéisation des unités » (la théorie qui postule que tous les États sont par essence identiques) se pose également dans les analyses néo-réalistes de la guerre, ainsi que dans la conception de « l’Ancien Régime » de Arno Mayer. Pour une critique de ces deux théories, voir Anievas 2014, Chapitre 1. ⤴️

[47] Barratt Brown 1970, pp. 97-107 ; Brewer 1990, pp. 114-116. ⤴️

[48] Fischer 1975. ⤴️

[49] À l’exception notable de Hobsbawn (1987, pp. 302-327), les chercheurs qui s’appuient sur les théories classiques n’ont pas apporté beaucoup de matière à l’analyse historique de la conjoncture de la Première Guerre mondiale. Même les travaux les plus rigoureux historiquement ne s’attardent pas sur les origines de la guerre (voir plus récemment Callinicos 2009, p. 156-158). ⤴️

[50] Joll et Martel 2007, je souligne. ⤴️

[51] Cf. également Green 2012 et Rosenberg 2013, qui rendent compte des origines de la guerre au travers de la théorie du développement inégal et combiné ; de même, la contribution de Tooze à la publication présente. ⤴️

[52] Cette formulation s’inspire en partie de Rosenberg 2008, p. 25-6, tout en élargissant la portée géographique. ⤴️

[53] Note du traducteur : Ce terme qui, dans la version originale, s’apparente au mot « uneven », ne peut, dans un souci de clarté, être traduit par « inégalité », ce vocable étant consacré, dans le langage politique courant, au phénomène de disparité entre revenus et conditions de vie. De fait, pour conserver le sens dans le contexte présent (quand bien même, pour maintenir l’analogie mentale avec la théorie de Trotsky, nous aurons gardé, en référence à la théorie expliquée ici, l’appellation « de développement inégal et combiné ») nous utiliserons, pour traduire « unevenness », le mot « disharmonie ». ⤴️

[54]  À sa façon, pour expliquer les origines de la crise de juillet, Adam Tooze (dans cette édition) met l’accent lui aussi sur cet « aspect terrifiant de l’accumulation du capital », laquelle n’avait aucun « limite naturelle ». Cf. Tooze, « Paix capitaliste ou guerre capitaliste ? », p. 93. ⤴️

[55] Cf. Trotsky 1973, chapitre 1. ⤴️

[56] Rosenberg 2008, p. 25 ⤴️

[57] Gerschenkron 1962, p. 44 ; cf. Weaver 1974 ; Trebilcock 1981. ⤴️

[58] Calleo 1978, p. 6 ⤴️

[59] Anderson 1974, p. 234. ⤴️

[60] Ainsi que des travaux d’Anderson (1974), l’analyse qui suit du développement allemand s’inspire de Wehler 1985 et de Blackbourn 2003. ⤴️

[61] Anderson 1974, p. 272-3. ⤴️

[62] Cf. Gerschenkron 1966 ; Gordon 1974 ; Wehler 1985 ; Berghahn 1993. ⤴️

[63] Cité dans Gall 1986, vol. 1, p. 305. ⤴️

[64] Cf. Fischer 1975 ; Geiss ; 1976 ; Eley 1980 ; Wehler 1985 ; Berghahn 1993. ⤴️

[65] Cité dans Wehler 1985, p. 53 ⤴️

[66] Seligmann et McLean 2000, p. 20. ⤴️

[67] Sur la montée de la droite radicale, voir Eley 1980. ⤴️

[68] Beckett 2007, p. 26 ; cf. également Gordon 1974, p. 198-9 ; Fischer 1975, p. 230-6 ; Wehler 1985, p. 192-233, Berghahn 1993, p. 156-74. ⤴️

[69] Hobsbawm 1987, p. 36-8 ; Bairoch 1989a, p. 46-51. ⤴️

[70] Bairoch 1989a, p. 48, 41. ⤴️

[71] Calleo 1978, p. 13-15. ⤴️

[72] Berghah 1993, p. 39-40, 53-4. ⤴️

[73] Gordon 1974, p. 207. ⤴️

[74] Cf. Eley 1980. ⤴️

[75] Gordon 1974, p. 206. ⤴️

[76] Heckart 1974, p. 231-41 ; Ferguson 1994, p. 158, 162-4. ⤴️

[77] Mombauer 2001, p. 151-3. ⤴️

[78] Ferguson 1999, p. 140. ⤴️

[79] Eley, « Germany, the Fischer Controversy, and the Context of War », p. 44. ⤴️

[80] Berghahn 1993, p. 26-8. ⤴️

[81] Voir les graphiques dans Ferguson 1994, p. 148-55.  ⤴️

[82] Cf. Berghahn 1993. ⤴️

[83] Cf. Craig 1955 ; Förster 1999. ⤴️

[84] Berghahn 1993, p. 16. ⤴️

[85] Stevenson 1996, p. 41 ; Craig 1955, p. 232-8 ; Ferguson 1994, p. 155. ⤴️

[86] Citations in Herwig 1994, p. 263-4. ⤴️

[87] Berghahn 1993, p. 16. ⤴️

[88] Stevenson 1996. ⤴️

[89] Mommsen 1981, pp. 29-30. ⤴️

[90] Par exemple, Hildebrand 1989 et Stürmer 1990. ⤴️

[91] Comme Eley le souligne dans sa contribution. ⤴️

[92] Trotsky 1945, 9. 79. ⤴️

[93] Voir Blackbourn et Eley 1984. ⤴️

[94] Trotsky 1962, p. 23 ; 1969, p. 56. ⤴️

[95] Notez toutefois les remarques visionnaires de Marx au moment du conflit franco-prussien : « si l’Alsace-Lorraine est annexée la France fera plus tard la guerre à l’Allemagne en coordination avec la Russie ». Cité dans Joll et Martel 2007, p. 56. ⤴️

[96] Geyer 1987, pp. 150-1 ; Trebilcock 1981, pp. 224-7. ⤴️

[97] Fischer 1975. ⤴️

[98] McGraw 1983, pp. 243-5 ; voir Trebilcock 1981. ⤴️

[99] McGraw 1983, pp. 243-5 ; voir Trebilcock 1981. ⤴️

[100] Rosenberg 2008, p. 27. ⤴️

[101] Anderson 1966. ⤴️

[102] Bromley 1994, p. 61. ⤴️

[103] Sur les dynamiques particulières de cet « amalgame tributaire-capitaliste », voir Nisancioglu 2013, chapitre 6. ⤴️

[104] Halliday 1999, p. 197. ⤴️

[105] Anderson 1974, p. 325. ⤴️

[106] Anderson 1974, p. 299. ⤴️

[107] Williamson 1991, p. 59. ⤴️

[108] Joll et Martel 2007, pp. 54-5 ; Mulligan 2010, pp. 27-9. ⤴️

[109] Voir Good 1986. ⤴️

[110] Anderson 1974, pp. 299, 325. ⤴️

[111] Seton-Watson 1914, p. 109. ⤴️

[112] Hobsbawm 1987, p. 323. ⤴️

[113] Herrmann 1997, p. 33. ⤴️

[114] Herrmann 1997, pp. 33-4 ; Joll et Martel 2007, pp. 152-3. ⤴️

[115] Trotsky 1969, p. 53. ⤴️

[116] Trotsky 1972b, p. 199 [histoire de la revolution russe] ⤴️

[117] Pour une excellente analyse des points de vue marxistes contemporains sur la crise révolutionnaire de 1905 en Russie, et les changements provoqués dans leurs conceptions de la révolution socialiste, voir Davidson dans ce volume. Comme Davidson démontre Trotsky fut le seul marxiste parmi ses contemporains qui a envisagé la possibilité de la « révolution permanente » en Russie, entraînant une révolution socialiste plutôt que de rester dans le cadre de « l’étape » bourgeoise. Et ce fut précisément la reconnaissance de Trotsky de la nature internationalement constituée de la formation sociale de la Russie qui a fourni le fondement théorique pour une telle conception révolutionnaire. ⤴️

[118] Stevenson 2007, pp. 133-4 ; cf. Geyer 1987, pp. 255-72 ; Herrmann 1997, pp. 113-46. ⤴️

[119] Geyer 1987 ; McDonald 1992. ⤴️

[120] Geyer 1987. ⤴️

[121] Stone 2007, p. 13. ⤴️

[122] Fischer 1975, p. 57 ; voir Lieven 1983, pp. 29-31. ⤴️

[123] Voir Copeland 2000, Herrmann 1997 ; Stevenson 1996. ⤴️

[124] Voir Copeland 2000 ; Herrmann 1997 ; Stevenson 1996. ⤴️

[125] Lieven 1983, p. 31. ⤴️

[126] Gordon 1974. ⤴️

[127] Hobsbawm 1987, p. 300. ⤴️

[128] Mann, 1993, pp. 740-802, esp. pp.744-6, 766, 798. ⤴️

[129] Marx 1981, p. 117. ⤴️

[130] Fischer 1975, pp. 71-5. ⤴️

[131] Cité dans Eley 1980, p. 323; cf Berghahn 1993; Mommsen 1981; Eley dans ce volume. ⤴️

[132] Doc. 5 dans Mombauer 2013b, pp.46-7. ⤴️

[133] Voir Fischer 1975, pp. 80-1. ⤴️

[134] Cité dans Fischer 1975, p. 76. ⤴️

[135] Voir Copeland 2000, pp. 64-6, 111-16, Mommsen 1973, pp. 33, 37-9; Trachtenberg 1991, pp. 85-6. En ce qui concerne les predictions (pas toujours cohérentes) de l’empereur et d’autres décideurs allemands que l’Angleterre ne resterait pas neutre lors de la guerre à venir voir Docs. 36, 39, 51, 52, 54, 61, 74 dans Mombauer 2013b. Toutefois, la veille immédiate de la guerre beaucoup de ces décideurs esperaient toujours que l’Angleterre reste neutre malgré leurs prédictions antérieures. ⤴️

[136] Berghahn 1993; Fischer 1975, chapitre 9. C’est peut-être pour ces raisons que Bethmann Hollweg a soutenu la Double Monarchie dans sa « résolution » de s’occuper de la Serbie et l’a urgé d’utiliser l’occasion donnée. Comme Szögyény a rapporté à Berchtold le 6 juillet 1914 : « […] J’ai constaté que le chancelier impérial (Bethmann) tout comme son maître impérial considèrent une intervention immédiate de notre part comme la solution la plus adapté et radicale pour nos difficultés dans les Balkans. D’un point de vue international il considère le moment donné comme plus favorable qu’un moment ultérieur […] » Doc. 130 dans Mombauer 2013b, p. 207.  ⤴️

[137] Doc. 135 dans Mombauer 2013b, p. 220. ⤴️

[138] Voir les citations dans Fischer 1975, pp. 86-7. ⤴️

[139] Herrmann 1997, 167-71; cf Berghahn 1993, 115-35. ⤴️

[140] Le journal de Muller. ⤴️

[141] Joll et Martel 2007, p. 130. ⤴️

[142] Lakatos 1970, pp. 133-4. ⤴️

[143] Les implications de ce déplacement de problème progressif sont développés de manière plus détaillée dans Anievas 2014. ⤴️

Corpus

Le texte comportant une bibliographie extensive nous conseillons aux personnes qui seraient intéressées par un aspect particulier de la consulter.

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Comprendre les rapports de domination a l’echelle internationale

Notre groupe de lecture propose un espace d’auto-formation où nous explorons collectivement les enjeux de l’anti-impérialisme et ses résonances dans les luttes contemporaines, de l’écologie à l’antiracisme. Rejoignez-nous pour des discussions enrichissantes et accessibles, ouvertes à toutes et tous, dans une dynamique d’échange et de partage des savoirs.

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